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L’écriture photographique de Quelque chose noir
Par Jean-François Puff
Publication en ligne le 11 février 2016
Texte intégral
Quelque chose noir1, publié en 1986, réédité en poche dans la collection Poésie/Gallimard (en 2001), est sans doute le livre de poésie le plus lu de son auteur, Jacques Roubaud. Son abord, à première vue, est effectivement plus aisé que celui d’ ou de Trente et un au cube; cela n’empêche que la conception formelle du livre soit d’une complexité comparable: elle est, tout simplement, moins apparente. La composition de Quelque chose noir, si l’on en croit le poème intitulé «1983: janvier. 1985: juin»2, qui évoque ce qui s’est passé entre ces deux dates, débute en juin 1985, et se poursuit parallèlement à celle du Grand incendie de Londres. Le livre de poèmes marque une reprise dans la parole, le temps qui sépare les deux dates ayant été un temps de silence en poésie, radical. On connaît en effet les circonstances de composition du livre: comme ∈, Quelque chose noir est un livre de deuil, lié celui-ci à la disparition d’Alix-Cléo, femme du poète, photographe. L’écriture de Quelque chose noir a de ce fait un rapport essentiel, et tout à fait singulier, avec l’art photographique tel que le concevaient Alix-Cléo et Jacques Roubaud, dans le cadre d’un échange dont témoignent notamment les pages du Journal3d’Alix, que Jacques Roubaud fait publier en 1984. C’est ce rapport, qui détermine essentiellement la forme du livre, que je vais exposer.
1Il faut voir d’abord que ce livre, Quelque chose noir, apparaît au lieu d’autre chose; et qu’il se comprend au mieux relativement à ce dont il est le substitut. Or cette chose éclipsée, ce n’est pas en fait une seule chose, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement le Projet de poésie que Roubaud aurait poursuivi longtemps avant de finalement l’abandonner, ce sont en fait deux Projets successifs. Quelque chose noir retient des déterminations de ces deux Projets, tout en n’actualisant aucun d’entre eux. Il me faut donc exposer de manière synthétique quelles sont ces déterminations.
Le premier projet de Roubaud (qui court de , en 1967, à Trente et un au cube, en 1973, pour la ligne principale, avec les branches orthogonales de «romans formels»; sur l’une de ces branches figure Autobiographie, chapitre dix, qui paraît en 1977) se manifeste comme une mise en mémoire de la tradition poétique telle que la conçoit Roubaud, c’est-à-dire d’une poésie conçue comme entrebescar, entrelacement des mots et des sons, réglé par des principes formels issus de la théorie du rythme qu’il a développée avec Pierre Lusson. La mise en mémoire d’une tradition ne signifie pas pour Roubaud sa pure et simple répétition à l’identique, ce n’est pas un geste patrimonial, mais le déploiement du nouveau sur les mêmes principes formels, c’est-à-dire la création de formes nouvelles qui font mémoire de la forme ancienne. Il y a dans ce jeu des formes mémoires un paradoxe, selon Roubaud, qui est qu’un nouvel état de poésie à la fois détruit un état de poésie antérieur et se constitue comme sa mémoire.
2Parallèlement à ce premier Projet, se développent un certain nombre de thèses limites, relatives à la question des rapports de la poésie et du sens. Il s’agit pour Roubaud de soustraire définitivement la poésie à l’emprise de la raison philosophique, qui postule que les poètes ne savent pas ce qu’ils disent et d’ailleurs qu’ils ne disent que des choses contradictoires. Ces thèses4 sont: que «la poésie ne dit rien» (rien qui puisse être dit autrement, c’est-à-dire qui puisse être paraphrasé); doncque «la poésie dit quelque chose en le disant»; ce qu’elle dit ne peut qu’être répété à l’identique.
3Comment la poésie dès lors produirait-elle du sens? De fait ce n’est pas d’abord du sens qu’elle produit: selon Roubaud la poésie agit sur la mémoire, elle pour propriété principale d’être pour le sujet un «effecteur privilégié» de sa mémoire. On peut se demander pourquoi la poésie affecte la mémoire de manière privilégiée, par rapport à d’autre modes d’expression: selon Roubaud, c’est son essence métrico-rythmique qui lui confère ce privilège. La poésie affecte la mémoire en cela qu’elle est la dimension du rythme dans la langue, rythme qui repose sur la contradiction entre des structures métriques abstraites et leur concrétisation dans le vers. Cela peut être argumenté de diverses manières, mais je ne retiens ici qu’un élément nécessaire à l’exposé: il me faut convoquer l’élément le plus fabuleux du «conte de la mémoire» que développe en divers lieux Roubaud, et dont il faut reconstituer l’argument. Cet élément est le pneuma, c’est-à-dire une substance considérée depuis Platon (dans le Timée), jusqu’au Moyen-Age (dans la «physiologie philosophique médiévale» qui informe la poésie du dolce stil novo) comme un état intermédiaire entre le matériel et l’immatériel, le corporel et le spirituel. La conception du pneuma offre une solution à la question difficile de l’union de l’âme et du corps; avec le pneuma, il s’agit en fait de la substance même de la sensation5.
4 En conséquence, le pneuma est la substance subtile dont est formée l’ image-mémoire, qui n’est plus un corps et pas encore une idée. Dès lors, toujours selon le conte, la poésie affecte la mémoire en fonction d’un élément majeur du vers français: la contradiction entre le mètre et le vers qui lui confère son caractère rythmique repose essentiellement sur l’existence d’un e muet qualifié – par Jacques Réda d’abord, mais Roubaud met l’accent sur la figure – de «pneumatique»6; ainsi le vers est-il pour la langue, littéralement, un supplément d’âme; et ce vers affecte la mémoire par isomorphisme. Vers et mémoire sont tissés de la même matière pneumatique.
5La poésie a donc pour propriété privilégiée celle d’affecter la mémoire, de produire des images mémoires; encore faut-il donner les propriétés de l’image elle-même, que Roubaud distingue de ce qu’il appelle «piction»7. Là encore, je ne retiens que l’essentiel, qui permet d’aborder Quelque chose noir: la distinction est en effet opératoire dans ce livre, même si la rigueur terminologique n’ y est pas observée.
6Roubaud définit l’image comme «le changement en moi induit par un objet, par quelque chose du monde.» L’image, donc, est intérieure, elle est «en moi». L’image est le résultat de la capacité de se rendre intérieurement présents une sensation ou un composé de sensations. Ce que Roubaud appelle «image» s’assimile donc entièrement à l’image-mémoire. Cela implique que la topologie aussi bien que la temporalité de l’image seront celles de la mémoiredans laquelle elle réside: «ce qui est image n’est pas dans le même espace que ce qui est vu.» Autre élément de définition, fondamental: une image est mobile,instable; c’est la raison pour laquelle «on ne peut suivre une image avec attention».
7À l’inverse, une «piction» n’est pas un composé de sensations, elle ne peut être synesthésique. Je peux avoir une image de la douleur associée à une image visuelle, pas une «piction» de cette douleur. Cela n’aurait pas de sens de dire que tel tableau qui évoque la douleur est une «piction» de la douleur elle-même: en effet l’image «est plus semblable à son objet que n’importe quelle piction», si elleest «image de cela et rien d’autre. Ce qui fait qu’on pourrait imaginer que l’image est une sur-ressemblance.» L’image est l’impression elle-même telle qu’elle figure dans la mémoire, là où la «piction» est reproduction de ce qui peut être reproduit. Enfin, là où les images sont instables, mouvantes et évanescentes, les pictions sont «oisives»: elles sont fixées. Si donc ce que recouvre le terme d’«image», c’est l’image-mémoire, tombent sous la définition de la «piction» les images extérieures: peintures, dessins, photographies. La distinction devient subtile si l’on considère qu’il existe aussi des «pictions mentales», ainsi définies: «la piction mentale est la piction décrite quand quelqu’un décrit ce qu’il imagine.» Autrement dit: une description est une «piction» dans le langage. On saisit mieux les statuts, symétriquement opposés dans la pensée de Roubaud, de la poésie et de la prose, relativement à la faculté de mémoire.
8Dès lors je peux introduire quelques éléments descriptifs de Trente et un au cube8, la grande canso de l’œuvre, qu’il faut connaître pour comprendre au mieux Quelque chose noir. La formule du livre serait : volume, rythme, image. Dans ce poème a lieu en effet une mise en œuvre du rythme tel que la théorie de Pierre Lusson le définit, c’est-à-dire comme «dialectique séquentielle du même et du différent». Cette définition inscrit le rythme comme point d’équilibre en tension entre deux pôles: un pôle métronomique ou de retour régulier du même, et un pôle chaotique ou l’enchaînement hasardeux du différent. Ce rythme est produit dans le livre par un entrelacement formel, en l’occurrence métrique, qui prend pour modèle le battement enchevêtré du sang des amants. Cette mise en œuvre du rythme a une finalité spécifique dans ce livre: elle vise à produire un temps dans le temps. Ce temps relève selon Roubaud d’un «concept rythmique du temps»9, que le poète distingue du temps physique, linéaire, puisque le rythme se manifeste non comme enchaînement linéaire d’instants, mais comme le retour du même à distance de différent, retour qui ne peut être perçu s’il n’est pas mis en mémoire.Ce temps est nommé «durée»10 dans le poème: la durée est la perception subjective du temps que produit le rythme. Par ailleurs le poème décrit de par sa forme un cube abstrait, ce qui figure aussi à la fois le lieu de composition du poème et l’un de ses objets, à savoir la chambre des amants: jeu sur le double sens de stanza (qui signifie à la fois la chambre et la strophe, comme l’indique G. Agamben). Cette chambre est l’espace dans lequel le rythme se déploie, et de ce déploiement rythmique, conformément à la théorie, il découle une profusion d’images: le poème se manifeste comme production incessante d’images mémoires de la femme aimée. Tel est le temps du poème: une durée heureuse dans l’intimité de la chambre ou de la strophe, une durée saturée d’images- mémoires de la femme aimée.
9La rencontre, en 1979, d’Alix-Cléo Blanchette, qui deviendra la femme du poète, a pour première conséquence la destruction du Projet dont Trente et un au cube est l’un des moments; mais il a aussi une conséquence seconde, qui est la conception d’un second Projet, d’une nouvelle forme d’un «monde de deux»; un projet biipsiste donc, qui devait être l’œuvre conjointe de la photographe et du poète. Ce deuxième projet est évoqué dans les deux livres qui se composent parallèlement: dans Quelque chose noir, c’est le poème «Une logique»11, qui est repris avec quelques modifications au compte de la prose dans Le grand incendie de Londres12. On sait très peu de choses de ce Projet, mais il semble qu’il aurait dû prendre la forme d’une objectivation d’un lieu de mémoire, c’est-à-dire de cette structuration artificieuse de la mémoire dont la pratique remonte à l’Antiquité. Du moins est-ce ce qu’indique ce passage du Journal d’Alix-Cléo Roubaud, entre autres indices:
10
Il n’y a pas de lieu de la mémoire comme autrefois.
Il y a la photographie comme mémoire artificielle.
11
On peut -construire des espaces pour la photo
-enregistrer des espaces
12
on peut donc au moyen d’une mémoire artificielle(la photo)construire un lieu(théâtre,espace),comme Vicence, où on consignerait dans divers couloirs diverses séquences;où il y aurait la place de figures singulières (icônes),des personnages;les couloirs des événements, les statues et leurs ombres.
13
Dire:ceci est mon monde
ceci est tout ce qui est le cas
14
Ce théâtre serait personnel.Il y aurait des couloirs interdits.
Ce serait peut-être une maison.
15
Mais il faudrait alors qu’elle soit,au moins imaginairement
– potentiellement,extensible(qu’elle soit sans cloisons)-13
16Il faut cependant pour cela résoudre une contradiction: une photographie est une «piction». Cependant, si une photographie doit figurer dans l’espace construit d’un lieu de mémoire, avec de la poésie, il faut s’appliquer à lui rendre un caractère d’image. Telle serait l’une des dimensions de la poétique photographique d’Alix-Cléo Roubaud: conférer à la «piction» le caractère instable et mouvant de l’image, en y manifestant la dimension double de la durée et du mouvement. Il se serait agi de «faire danser le singulier, le répéter, le faire tourner sur lui-même le faire pivoter bouger chanter. Répéter le singulier et le faire chanter. Répéter.»14
17 Et cela aurait eu lieu selon deux modes, liés l’un à l’autre. Le premier mode est emblématiquement représenté par la photographie intitulée «Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration», qui figure dans l’édition du Journal15 et qui est longuement décrite, dans sa composition comme dans le processus de son élaboration, dans Le grand incendie de Londres16. Ce que représente la photographie n’est pas immédiatement identifiable: il s’agit de masses sombres, tremblées, sur un fond plus clair. Le poète, qui reconstitue les circonstances de la prise de vue, en identifie pour nous le référent extérieur: il s’agit d’une allée de cyprès, à Saint-Félix, où se trouve la maison de famille du poète. La photo a été prise la nuit; la photographe ayant posé l’appareil «contre la poitrine sans étoffe, contre la poitrine même, nue», et ayant réglé «une ouverture de 10-15 minutes». Ce qui donne son caractère tremblé à l’image, dès lors, c’est le rythme même de la respiration de celle qui prend la photographie :
L’oscillation, due au souffle, projette l’être des cyprès en fumée vers le haut; vers le haut et de côté. Les cyprès, sur la gauche de l’image, s’envolent dans une fumée noire et grise vers le ciel, non sous l’effet «pneumatique» du cers mais sous l’effet du souffle, qui soulève les seins et l’appareil photographique. L’image hérite du souffle.
C’est pourquoi cette photographie est autant photographie du souffle que des cyprès: attention au souffle, au rythme et mouvement envahissant, indirectement, par ses effets de durée captant la lumière minuscule des étoiles, l’inerte et immobile image de l’allée de cyprès.
18Il se serait donc agi de conférer à la photographie le rythme du souffle, de la tisser dans la substance même de l’image mémoire, c’est-à-dire le pneuma, et de lui conférer de ce fait un caractère mobile, instable.
19Si la photographie ainsi conçue enveloppe de la durée dans une seule image, le deuxième mode consiste à travailler par séries, ou plutôt par ce qui est nommé «séquences» dans le journal, l’emploi de ce terme visant sans doute à renvoyer à la notion de rythme («dialectique séquentielle du même et du différent»). La pratique sérielle est en effet récurrente dans le travail photographique d’Alix-Cléo Roubaud: «grouper, produire toutes mes photos deux par deux (comme dans saqqarah, ou l’homme qui hésitait) ou par quatre (comme la dernière chambre): deux étant l’unité minimale d’organisation qui décentre complètement la référence à un original (ceci hors du rêve).»17. Que ce procédé vise précisément à la transformation de la «piction» en image, cela est confirmé a posteriori par le commentaire de Roubaud de l’art photographique d’Anne Deguelle: «Pour restituer une image à partir d’une piction, Anne Deguelle se limite à une juxtaposition photographique de deux exemplaires d’une même piction […]; une démarche de ‘piction au carré’, en somme.»18 Sur ce principe sériel ou séquentiel, on peut voir dans le Journal les séquences «la dernière chambre» et «si quelque chose noir». Le point commun des deux séries tient à ce qu’Alix-Cléo Roubaud s’y prend elle-même pour modèle, se photographiant, au déclencheur, dans le même espace, dans des poses différentes. Par ailleurs, dans la dernière photographie de la série, comme dans d’autres photographies qui figurent dans le Journal, «correction de perspective dans ma chambre» ou «la dernière chambre», la technique de la surimpression est mise en oeuvre, conformément à la visée qui est exposée dans ce même Journal: «Dégager l’âme des choses. Leur double incorporel.»19; ou encore «tout corps opaque rayonne de sa propre image – dégage sa propre image – en l’air ambiant.»20 Ainsi l’objet de la photographie – en l’occurrence une femme, le plus souvent nue – se donnerait-il à voir comme en mémoire, comme une image dans la mémoire: poétique appropriée au Projet biipsiste, dans lequel les photographies devaient être accompagnées de poèmes.
20C’est en ce point précis qu’il faut mettre en évidence une rupture: le «si quelque chosenoir» hypothétique de la séquence de photographies est effectivement devenu «quelque chose noir»: il y a eu la mort, cela qu’en fait les séquences de photographie ne cessaient de montrer, a eu lieu. Alix-Cléo, cela est évident, suivait dans le Projet commun sa propre voie et se photographiant toujours comme «après morte»: cela est d’ailleurs dit, on ne peut plus clairement par l’artiste elle-même, dans le film que Jean Eustache lui consacre, intitulé Les photos d’ Alix21.
21Dès lors, le second Projet est rendu définitivement impossible. L’effet d’image visé par les photographies s’avère inopérant: d’une part le poète ne voit désormais plus en ces photographies des images vivantes, mais des «pictions» figées, d’autre part, par un cruel effet symétrique, ces «pictions» obsèdent son regard et sa mémoire à un tel point qu’elles en chassent toute image.
22Quelque chose noir tourne en effet autour d’une image traumatique, celle du corps sans vie de sa femme, que le poète a découvert; et, ayant constaté la mort, il fait l’expérience d’un écart désormais définitif:
L’image interne, et celle-là se contredisaient
Mais je ne pouvais plus montrer, ni déduire. 22
23La vision du corps sans vie contredit les images mémoires du corps vivant, mais surtout elle a la puissance de figer la mémoire sur la pure répétition du même(phénomène non rythmique) ; et c’est le modèle de la photographie qui intervient dès lors:
Cette image se présente pour la millième fois à neuf avec la même violence elle ne peut pas se répéter indéfiniment une nouvelle génération de mes cellules si temps il y a trouvera cette duplication onéreuse ces tirages photographiques internes je n’ai pas le choix maintenant 23
24À la place, donc, de la prolifération heureuse des images mémoires, il y a la duplication de la même «piction»: celle du corps sans vie de la femme aimée. Le redoublement de l’horreur, c’est que l’image réelle qui s’est ainsi figée dans la mémoire vient coïncider avec une photographie antérieure, comme si la mise en scène photographique d’une mort anticipée, tragiquement ne pouvait que se réaliser :
Ta jambe droite s’était relevée.et écartée un peu.comme dans ta photographie titrée la dernière chambre.
25
Mais ton ventre cette fois n’était pas dans l’ombre.point vivant du plus noir.pas un mannequin.mais une morte.24
26Dans le deuil, la mémoire du poète est fracturée, il n’y subsiste plus d’images de l’aimée, que photographiques: «Intérieurement tu me confines à tes photographies»25. Dès lors le sens formel de Quelque chose noir se saisit relativement à celui de Trente et un au cube: ce poème visait à produire, rythmiquement, une durée saturée d’images mémoires, dans un volume où demeurer, le cube de la chambre. Or non seulement la poésie de Quelque chose noir opère une double négation du rythme (par mise en œuvre des pôles métronomique et chaotique: métromètre ou «prose en poésie» sont les deux «espèces formelles» qui se partagent, inégalement, le livre), mais encore chacun des poèmes qu’il comporte est composé de neuf paragraphes, ou lignes; neuf, comme cela a été fort bien vu, par Benoît Conort notamment, est, en référence à Dante, «le chiffre de la mort»26. Mais le chiffre neuf, dans l’esprit de Roubaud comme dans celui de Dante d’ailleurs, est d’abord un carré: le carré de trois27. Un carré, c’est-à-dire, une surface, non un volume. Chacun des poèmes est ainsi l’équivalent formel d’une surface de forme géométrique, ce qui vise je crois à renvoyer à la «piction» photographique. S’il n’y a plus d’images dans la mémoire, si tout s’est arrêté, figé en des «pictions», alors le poème ne peut plus rien faire d’autre que de devenir «piction» lui-même. À la formule de Trente et un au cube «volume, image, rythme», il faut substituer celle de Quelque chose noir, «surface, photographie, double négation du rythme». Le corps aimé n’est en effet plus au monde, dans le temps et dans un volume à trois dimensions (tel qu’une chambre); il est au contraire prisonnier des deux dimensions de la surface:
Où es tu:
qui?
Sous la lampe, entourée de noir, je te dispose:
En deux dimensions
Du noir tombe
Sous les angles. comme une poussière:
Image sans épaisseur voix sans épaisseur 28
27Un léger clinamen m’accorderait la transformation d’un carré en rectangle:
Tu n’étais pas blanche et noire plate. l’étais-tu?
Tu n’étais pas découpée en rectangle dans le monde.29
28Ainsi se justifierait la mutation de la poésie de Roubaud vers une écriture photographique, en noir et blanc, qui s’accorderait dans Quelque chose noir à un ton de la monstration inspiré de Wittgenstein: des propositions simples visant la représentation d’états de choses.
29On peut néanmoins objecter que, si chaque poème de Quelque chose noir est bien un carré, le livre, lui, présente neuf séries de neuf poèmes. La formule d’ensemble serait donc neuf au cube, soit un espace à trois dimensions. Je ne nie pas ce fait : il me semble au contraire que cet espace, plus réduit que celui de Trente et un au cube, est la projection d’un espace réel: celui de l’appartement où fut écrit le livre. En ce sens, la chute du projet comme lieu de mémoire extériorisé dans une œuvre conjointe de photographie et de poésie aurait abouti à la claustration dans un espace réduit, l’appartement où se trame le deuil, pour reprendre l’expression de Benoît Conort, dans lequel sont accrochées les photographies d’Alix-Cléo sur lesquelles les poèmes se modèlent: «Entouré d’images de toi, choisie par ton regard.»30 De cela dépendrait la forme spécifique de Quelque chose noir: celle d’un lieu de mémoire substitutif, extérieur, réduit, empli de «pictions» plutôt que d’images. Les poèmes voués à dire la claustration dans le lieu de l’ancienne vie commune ne manquent pas dans le livre, pas plus que ceux qui évoquent l’omniprésence au regard des photographies, leur contemplation obsessionnelle, dans ce même lieu.
30Dès lors, pour conclure, ce qui à mon sens frappe dans tout cela, hormis la puissance émotionnelle de Quelque chose noir, c’est cette incroyable dialectique du projeté et de l’imprévisible qui est à l’œuvre dans le travail de Roubaud: le Projet, les Projets, chutent avec leurs déterminations formelles; mais ces déterminations formelles s’avèrent toujours opérantes, ne serait-ce que par double négation, dans les œuvres effectivement composées.
31N.B.: Cet article a paru originellement dans la revue Formes poétiques contemporaines, 2004, n°2, p.313-324. Nous remercions très vivement l’auteur mais aussi les directeurs de la revue (Alain Chevrier et Bernardo Schiavetta) de nous avoir autorisés à le rendre accessible sur notre site.
Notes
1 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986.
2 Ibid. p. 33.
3 Alix-Cléo Roubaud, Journal, Seuil, 1984.
4 Voir à ce sujet Jacques Roubaud, L’invention du fils de Leoprepes, Saulxures, Circé, 1993, p. 139-140.
5 La description la plus complète du rôle du pneuma figure dans Stanze de Giorgio Agamben (G. Agamben, Stanze, Payot, 1994).
6 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre, Paris, Ramsay, 1988 (première édition Maspéro, 1978), p. 201.
7 Jacques Roubaud, La Boucle, Seuil, 1993. Toutes les citations qui suivent sont tirées d’une «incise» au chapitre 2 de ce récit, p. 251-256. Le même raisonnement, présenté comme du «pseudo-Wittgenstein», figure dans le dialogue philosophique Sphère de la mémoire, Saulxures, Circé, 1993.
8 Jacques Roubaud, Trente et un au cube, Gallimard, 1973.
9 Jacques Roubaud, T.R.A. (M,m), (question d’une poétique formelle, I), Mezura, n° 24, Paris, Cahiers de poétique comparée, 1991, p. 21.
10 Voir notamment le poème 20 de Trente et un au cube.
11 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 49.
12 Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, Seuil, 1989, p. 210.
13 Alix-Cléo Roubaud, Journal, p. 56-57.
14 Ibid., p. 20.
15 Ibid., p. 78.
16 Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, p. 396-400. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce passage.
17 Alix-Cléo Roubaud, Journal, p. 47.
18 Jacques Roubaud, Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc : Remarques, Mezura, n° 41, Cahiers de poétique comparée, 1997, p. 12. Dans ce passage il me semble que Roubaud parle de manière oblique du travail photographique d’Alix-Cléo et de son propre travailpoétique, en écho : trois au carré, on le verra, est la forme de la piction-poème dans Quelque chose noir. Ajouter une multiplication supplémentaire («piction au carré») fait passer au cube, et à l’image.
19 Alix-Cléo Roubaud, Journal, p. 12.
20 Ibid., p. 147.
21 Jean Eustache, Les photos d’Alix, 1980.
22 « Dans cette lumière, III», Quelque chose noir, p. 114.
23 «Méditation du 12/5/85», Ibid., p. 11.
24 «Méditation du 21/7/85», ibid., p. 21.
25 «Tu m’échappes», ibid., p. 127.
26 Benoît Conort, «Tramer le deuil. Table de lecture de Quelque chose noir.», La Licorne, UFR Langues Littératures Poitiers, 1997.
27 On peut faire remarquer à cette occasion que Quelque chose noir représente véritablement un débat à distance avec Dante, une tenson: Jacques Roubaud ne croit en aucun arrière-monde, et le trois ne peut être pour lui la Trinité. Les amants ne se retrouveront pas au Paradis: d’où la métaphysique de substitution de La pluralité des mondes de Lewis, sa référence à la métaphysique analytique de David Lewis et à sa conception des monde possibles.
28 «Où es-tu?», Quelque chose noir, p. 19.
29 «La certitude et la couleur», ibid., p. 57.
30 «Mort singulière», Quelque chose noir, p. 78.