GELER LA MÉMOIRE PERSONNELLE : PRATIQUES DE VIE, PROGRAMME D’ÉCRITURE DANS LE ‘GRIL’

Par Paula KLEIN
Publication en ligne le 29 mai 2018

Texte intégral

INTRODUCTION : PLANS DE VIE ET DE TRAVAIL

1Depuis Mezura (1979), et jusqu’au ‘gril1, la notion de projet occupe une place décisive dans l’œuvre de Jacques Roubaud. Tout en cherchant à rendre cohérentes l’unité du programme de travail et celle du « projet de vie », le « Projet » apparaît à la fois comme la conceptualisation et comme la concrétisation effective de cette obsession pour les plans et les programmes décrite dans Destruction2. Le narrateur de cettepremière branche évoque ainsi une « mégalomanie des plans de vie et de travail » qui seront détruits de manière presque systématique. Ces plans se voient, d’ailleurs, souvent accompagnés de « féroces résolutions de travail, de lutte contre la dispersion, l’acedia, le découragement ». Il signale : « (De tels plans jamais suivis jonchent la durée) de mon existence ». Pourtant, ces plans sont souvent aussi « voués à plus ou moins brève échéance à la corbeille (jadis à papier, maintenant électronique)3 ».

2En ce qui concerne les origines de cette notion, « Description du projet » – publié dans le numéro 9 de Mezura en 1979 – est la première formalisation écrite ayant survécu à ces vagues de destruction volontaire entreprises par Roubaud à différentes époques de sa vie. Comme l’explique Jean-Jacques Poucel, Mezura tient une double fonction. D’une part, ce texte propose une mise au point de l’auteur sur son programme d’écriture en évolution constante. D’autre part, il lui permet de contourner la « décision (inévitable) de renoncer au Projet,tout en dissimulant le sens occulte de sa cohérence4 ».

3Chez Roubaud, la notion de « projet » vient prendre une place similaire à celle qu’occupent les contraintes formelles dans les textes oulipiens. Le projet annonce ainsi la présence d’un plan conçu comme un macro-graphe où chacun des « moments de prose » qui constituent les branches du ‘gril’ serait déjà planifié. Dans le même temps, le projet roubaldien défend deux principes : celui de la véridicité des faits racontés et celui d’une écriture en temps réel. Parmi d’autres objectifs, ces principes ont pour fonction d’empêcher toute forme de correction ou de « retour en arrière » sur le texte déjà écrit.

4Ces deux propositions permettent de préserver la tension entre l’aspect systématique et rigoureux du projet et les hasards liés à son écriture lors des « moments de prose » auxquels l’auteur s’astreint chaque matin. Au fur et à mesure que la rédaction du ‘gril’ se poursuit, l’idée du projet acquiert une place si importante que Roubaud ressent le besoin d’expliciter les multiples contraintes qui s’y rattachent. En effet, le projet détermine aussi bien la forme de vie la plus adaptée à cette écriture journalière que la structure formelle de son récit. En ce qui concerne la division de la prose en « branches », Roubaud explique qu’il aime penser le ‘gril’ à partir d’une métaphore spatiale :

J’aime penser à une telle bande de papier écrit, tissu de prose avec ses figures de fils, les insertions, sur un mur nu, blanc, et silencieux. Quoi qu’il en soit, le système que j’ai prévu est suffisamment discret et praticable pour ne pas interdire a priori que mon livre soit lu par quelques dizaines de fous oulipiens. L’intervention de contraintes (il y en a), même les plus extravagantes au regard des habitudes de la fiction, ne sera pas affichée, afin de ne pas écarter de moi, d’avance, la quasi-totalité des lecteurs, allergiques, je le sais, à ces frivolités5

5Si le caractère arbitraire et quelque peu extravagant des contraintes oulipiennes peut en effet dissuader quelques lecteurs, l’énigme qui entoure le projet roubaldien constitue aussi un de ses attraits principaux. Un mystère plane ainsi sur les contraintes qui déterminent le « graphe » suivi dans le ‘gril’. Est-ce que le nombre total de « branches », de « moments de prose » ou encore le lieu précis des « incises » et des « bifurcations » était déjà prévu à l’origine du projet ? Plusieurs réponses sont fournies par Roubaud lors des différentes branches de cette « multi-prose » mais aucune n’est totalement concluante.

LE ‘GRIL’, UNE ŒUVRE-PROJET

6Un aperçu de la genèse et de l’évolution du projet dans les différentes branches du ‘gril’ peut nous aider à mieux saisir la portée de cette notion chez Roubaud tant du point de vue du programme de travail que de la discipline de vie nécessaire à sa réalisation. Parue pour la première fois le 5 décembre 19616, le jour de l’anniversaire de l’auteur, cette notion surgit comme la déduction faite à partir d’un rêve « d’une série de résolutions, programmes, décisions de vie, auxquelles je ne donnais pas de contenu très précis7 ».Même si à cette époque Roubaud n’a pas encore trouvé le « nom générique commun de Projet » (IC, p. 1210), ce rêve lui annonce déjà une série de choses à faire. Le narrateur d’Impératif catégorique explique que dans les mois qui suivent le mot « projet » devient « une manière de notation sténographique de toutes ces “choses” ». Cependant, plus le temps passe « plus la majuscule prenait de l’importance et le mot lui-même de l’épaisseur » en annonçant la transformation du « projet » en « Projet » – en majuscule et en corps très gros (ibid.).

7Les efforts pour systématiser la chronologie qui entoure le Projet se répètent ainsi tout au long du ‘gril’. Par exemple, un examen soigneux des contraintes numérologiques et des dates clés de l’écriture du Projet est entamé dans Poésie :. Nous y lisons :

J’ai entrepris mon projet le 5 décembre 1961. J’ai pris acte de son échec définitif le 24 octobre 1978. Entre ces deux dates, 17 années ont passé, moins 42 jours. Que 17 années encore se passent (moins 42 jours) et la date atteinte est celle du 12 septembre 1995. J’ai écrit le moment 92 de cette branche hier. Hier, c’était le 12 septembre 1995. (P, §93, p. 1496)

8Après cette analyse rigoureuse des dates, Poésie : évoque le moment du début de l’écriture du ‘gril’correspondant au 11 juin 1985 :

Du 24 octobre 1978 au 11 juin 1985 il y a 6 ans, 7 mois et 18 jours. Si je compte 6 ans, 7 mois et 18 jours après le 5 décembre 1961, la date est celle du 23 juillet 1968. Ce jour-là, ce jour-là très exactement, j’ai conclu que mon projet de poésie et mon projet de mathématique (première étape) étaient terminés et j’ai entrepris la deuxième étape, celle du Projet proprement dit, et simultanément envisagé les modalités de la composition du roman supposé l’accompagner, Le Grand Incendie de Londres. (P, chap. 7, §93, p. 1496)

9De même, dans la dernière branche intitulée La Dissolution,Roubaud explique : « De 1961 à 1978, j’ai tenté de mener à bien un projet8 ». Or, si le rêve de 1961 annonçait à la fois un Projet et l’écriture d’un roman dont le titre serait Le Grand Incendie de Londres avec des majuscules, jusqu’en 1965 l’auteur n’a encore rien commencé du futur roman : « pas le moindre plan, pas le moindre début de commencement d’une idée de plan » (IC, §76,p. 1253). L’angoisse de ne pas obéir au « RÊVE » pèse alors sur l’auteur qui cherche des solutions alternatives pour concrétiser la mise en œuvre de son Projet. Ainsi, si en juillet 1970 la décision du projet est déjà prise, c’est plutôt la date du 24 octobre 1978 qui marque la formalisation par écrit des trois composantes du Projet et le renoncement définitif de toute volonté de l’accomplir.

10Comme cela est expliqué dans la branche cinq intitulée La Bibliothèque de Warburg,le 24 octobre 1978 tous les papiers concernant le Projet sont rassemblés par l’auteur qui « trie, élimine, relit tout minutieusement ». De cette manière, vers cinq heures du soir il ne lui reste que ce qui « doit rester : quatorze pages d’écriture serrée, en six couleurs, où tout ce qui doit être écrit l’est9 ». À la suite de cette mise par écrit, le projet est exposé à la manière d’un bilan dans ses trois composantes centrales, à savoir :

I - Projet de Mathématique (pages 1 à 4)
II - Projet de Poésie (pages 5 à 8)
III - Le Grand Incendie de Londres, roman (pages 9 à 11)
(LBW, chap. 7, §49, p. 1997)

11Les pages qui suivent « fixent un calendrier contraignant d’exécution :du 5 décembre 1978 (ce sera le début de la mise en route) au 4 décembre 1995 » (ibid.). Il s’agit de « dix-sept années de travail (après dix-sept années de préparation) ». Le moment sera alors venu de se reposer – rappelons que l’auteur aura soixante-trois ans à ce moment-là –, même si pour en arriver là, il lui aura fallu « “remuer ciel et terre”10 » (ibid.).

12La fureur programmatique roubaldienne ne s’arrête pourtant pas là. En effet, depuis l’acceptation de l’échec de 1978 il y aura, bien entendu Mezura en 1979, mais surtout Roubaud fixe une date systématique – celle du 5 décembre à 5h30 du matin – pour effectuer, chaque année, une série de « mises au point, bilans provisoires, imaginations programmatiques ». Suivant les rites et les gestes d’un « rendez-vous bilan » (IC,§76, p. 1253), cette date apparaît d’année en année comme un moment propice de mise au point du projet d’écriture. Cependant, plus de six ans s’écoulent entre la rédaction de l’ « Avertissement » qui ouvre Destruction et la mise en route définitive de l’écriture en 1985. Comme nous lisons dans Impératif catégorique :

J’ai commencé le 11 juin 1985 […]. Dans ces branches [D et Poésie :] comme dans les suivantes, je raconte les choses qui sont nécessaires à la compréhension d’un projet, que j’avais formé à la fin de 1961, et qui devait comporter trois parties, un Projet de Mathématique, un Projet de Poésie, et un roman, dont le titre aurait été Le Grand Incendie de Londres. La préparation de ce projet m’a occupé jusqu’en 1978. En 1978, j’y ai renoncé. (IC, §5, p. 1114)

13Les premières lignes de l’« Avertissement » – ce « moment zéro » du ‘gril’ qui précède Destruction –portent déjà un « coup mortel » à ce qu’a été le projet d’existence de l’auteur pendant plus de vingt ans (D,p. 7). L’écriture apparaît alors comme une alternative à la « disparition volontaire », comme un moyen de survie.

LA VIE À L’ÉPREUVE DU PROJET

14À mi-chemin entre l’autoportrait et l’auto-analyse, entre l’autobiographie et le document de soi, Roubaud définit sa prose comme un « traité de mémoire » ; il souligne : « le genre littéraire que je revendique pour ces pages : le traité d’une expérience réfléchie de mémoire » (P, §33, p. 1362). Le ‘gril’ présente ainsi la vie de l’auteur « plus comme le moyen de production de l’œuvre que comme l’objet de la narration11 ». Le ‘gril’se distingue d’emblée des récits autobiographiques conventionnels suivant une chronologie allant de la naissance à la mort de l’auteur. Sous le prisme du projet, la vie de Roubaud connaît un avant et un après marqués par le rêve annonciateur du roman : le Grand Incendie de Londres, avec des majuscules. L’auteur procède à une « mise en scène » rétrospective de sa vie constituée par « tout ce qui, dans [s]on existence, l[a] précède, et l’implique » et où « les années qui précèdent plagient (par anticipation) ce qui suit »(P,§34, p. 1362).

15Du point de vue formel, la prose du ‘gril’ se veut un « traité de mémoire » à la manière des Arts de la Mémoire du Moyen Âge, où le récit de vie est indissociable de certains événements historiques. Roubaud définit ainsi sa prose comme « un traité réduit au compte rendu d’une expérience unique, avec ses protocoles et son mode propre de restitution » (D,p. 100). Inspiré de sa propre expérience, ce « Traité de la faculté de Mémoire12 » fait appel à la fiction afin de « reconstituer [le passé] d’une manière imaginative » (LBW,Incise chap. 1, p. 1781). Roubaud explique ainsi que si le ‘gril’emprunte sa forme au roman, il ne faut pas pour autant le définir comme une « autofiction ». Une règle stricte de « véridicité » s’impose alors comme l’une des conditions de possibilité de la prose, comme le narrateur le souligne : « j’affirme maintenant que ce que je raconte est vrai, aussi vrai que je le peux » (D, 14, p. 49).

16Ce souci de véridicité ne veut pas pour autant dire que tout s’est effectivement passé de cette manière mais plutôt que l’attitude de l’auteur est véridique, c’est-à-dire qu’il dit les choses telles qu’il pense qu’elles se sont produites13. Comme il l’explique dans La Boucle : « je raconte les choses qui se sont passées ou se passent, dans leur nudité, sans apparence de polissage ni de préparation » (LB, 72, §10, p. 610). En ce sens, si écarter « l’hypothèse d’une aspiration au genre de l’autobiographie semble […] difficile », Roubaud essaie de maintenir son livre à l’écart des classifications génériques fermées. Refusant d’inscrire sa multi-prose dans le genre autobiographique – il signale : « je n’écris pas une autobiographie » (P, §46, p. 1391) –, il propose de la penser davantage comme une « autobiographie de pensée » (D, 130 (§50), p. 281), comme une « biographie [ou une autobiographie] du Projet14 ». Nous lisons à ce propos dans La Boucle :

On pourrait par ailleurs dire que, s’il y a autobiographie il s’agit d’une (auto) biographie du Projet et de son double, Le Grand Incendie de Londres, et par conséquent, dans une large mesure, d’une autobiographie de personne. (LB,86, du chap. 3, p. 636)

17Reprenant l’expression « everybody’s autobiography » de Gertrude Stein, La Boucle met l’accent sur ce qu’il y a de commun dans chaque mémoire et chaque récit de vie individuels. Suivant la définition de Stein : « si cette Autobiographie de tout le monde doit être L’Autobiographie de tout le monde et de chacun elle ne sera pas celle de ce qui se passe entre les gens parce que maintenant il ne se passe rien entre eux15 ». L’emprunt de cette expression par Roubaud peut donc relever d’un désir d’explorer ce qu’il y a d’impersonnel dans le registre de l’écriture de soi.

18Les notions de « vie d’écriture » et d’« écriture de vie » semblent converger dans le ‘gril’, où chaque « moment de prose » est présenté comme le « résultat d’un jour de travail ». Anticipant les objections qui pourraient suivre de la part des lecteurs, Roubaud explique qu’il ne place pas son livre sous « la contrainte d’immédiateté du dire », « ni tout à fait dans la fiction romanesque (au sens habituel), ni tout à fait dans la fiction autobiographique (au sens habituel) » (D,§64, chap. 5, p. 177).

19Faisant de l’existence des auteurs un des matériaux de l’œuvre, ces textes soulignent l’impossibilité pratique de trancher entre ces deux approches de la « Vie écrite ». En ce sens, des notions comme celle de « biographie ou Vie partielle16 », utilisé par exemple dans La Dissolution, ou celles de la « vie brève » et des « autobiographies fictives » sont utilisées par Roubaud à peu près à la même période de l’écriture du ‘gril17. Ces notions insistent sur la difficulté à rendre compte d’une « Vie » en tant que totalité18. Les causes de cette difficulté peuvent être trouvées dans l’ambition totalisante, unique et globale du projet roubaldien tel qu’il avait été conçu, esquissé et abandonné en 1978. Tel que nous lisons dans La Bibliothèque de Warburg :

je l’avais conçu comme un Tout***** devant être préalablement balisé par un plan global détaillé qui constituerait une prévision contraignante du contenu approché de l’ensemble de ses parties. (LBW,§11, chap. 2, p. 1794)

20L’idée d’un projet inachevable et abandonné est centrale dans cette prose que Roubaud commence enfin à écrire après dix-sept ans de travail. Dans un entretien, l’auteur signale le lien entre son projet et sa conception de l’écriture autobiographique :

la prose que j’écris depuis 1985, et que j’appelle « Le Projet » (Le Grand Incendie de Londres, La Boucle, etc.), consiste à raconter l’histoire de ce projet avorté, de cet échec. Ecrire ce récit m’amène à parler de beaucoup de choses, à introduire évidemment des éléments de nature autobiographique, mais ce n’est pas un projet autobiographique. C’est un projet où les éléments de la vie trouvent leur place, mais qui s’apparente davantage au type d’écrits anciens qu’on appelle les Mémoires19.

21Cette obsession pour les plans, l’un des traits caractéristiques du ‘gril’, explique, dans une certaine mesure, les raisons de son échec. Ce plan contraignant et total incarne le terrain de bataille entre les deux « démons » de l’auteur, à savoir : le « démon planificateur et anticipateur » (LBW, §11, chap. 2, p. 1794) et celui que Roubaud désigne, suivant une litanie familière, comme le démon de « l’à-quoi-bon ».

22C’est seulement dans la branche quatre, Poésie :, que le lecteur apprend que ce démon de la renonciation évoque une phrase souvent répétée par Jean-René, le frère de Roubaud, avant son suicide. L’auteur oppose ainsi à cet « à-quoi-bon » la seule réponse qu’il estime possible : « il faut que20 ». Cette expression relève aussi du besoin de trouver une unité de style entre la vie et l’écriture. Un style qui, au moins dans la première branche et pour tout ce qui relève de la description, correspond à celui du rakki-tai :le style « pour dompter les démons » selon la classification empruntée par Roubaud au poète médiéval japonais Kamo no Chomei. Tentant de faire face à ces deux démons qui se débattent en lui, le ‘gril’ met en œuvre un « Projet », avec une majuscule, qui relève d’un « programme de travail » lié à la création d’une forme littéraire expérimentale et d’« une décision pratique, impliquant un changement de vie » ou ce que Roubaud désigne, d’après Dante, une « vita nova » (D, § 15, chap. 2, p. 51).

23Ces styles « de vie » se voient d’ailleurs reflétés dans les dix styles empruntés au poète ermite Kamo no Chomei, dont la liste est dressée dans la branche Destruction (chap. 5, §84) :

i. Le choku tai, style des « choses comme elles sont »
ii. Rakki tai, le style « pour maîtriser les démons »
iii. Le « style de Kamo no Chomei » : les « vieilles paroles en des temps nouvaux ».
iv. Le yûgen, « style des résonances crépusculaires »
v. Le yoen, « style du charme éthéré ».
vi. Le « sentiment des choses », le « mono no aware »
vii. Sabi : « rouille ; solitude »
viii. Le ryohô tai, « style du double »
ix. Ushin, « le sentiment profond »
x. Koto shirarubeki yô, « cela devrait être », « muss es sein »21 

24Ces dix styles agissent comme des guides pour l’écriture en prose du ‘gril’, comme des « substituts de la forme » ou encore comme une « famille de vêtements formels pour une prose du roman qui n’en aurait pas possédé une », puisqu’à la différence de la « forme poésie », il ne conçoit pas de « forme-prose22 ».

PROJET D’EXISTENCE, RÈGLES DE VIE ET EXERCICES SPIRITUELS

25Déjà dans son recueil poétique(« signe d’appartenance ») la notion de projet implique une mise en forme du temps qui façonne la vie de Roubaud :

 Projets
 le temps bien en main dans l’ordinaire de la vie l’allant (rigole
 des habitudes ira grossir la mer) un effort minutieux sur des
 années (chiffres) énorme23.

26Dans une optique similaire, le ‘gril’ est aussi organisé en fonction d’une série de « règles de vie » exigeant de mener à bien le projet « dans une grande sévérité d’existence » (D, 56, p. 160). Nous lisons ainsi dans Destruction qu’il s’agit d’une véritable vie « sous la contrainte » :

contrainte d’apprentissage du calcul, des formes poétiques, de leur mise en pratique simultanée. Mais aussi contraintes de la vie même : la règle de Paul Klee “nulla dies sine linea”, pas de jour sans avancer d’une ligne, suscitait simultanément de sévères exigences d’horaires, où se jouait sans cesse ma passion du dénombrement. […] Je me suis fait un devoir de solitude. (D, 56,p. 160)

27Les règles de l’écriture de poésie, de la démonstration mathématique et enfin de vie constituent « trois systèmes » (D,56, p. 160) qui s’articulent pour donner forme au projet. Cet « entrelacement vital » (D, 86, p. 223) qui répond aux exigences du roman détermine un projet d’existence avec ses manières précises d’occuper le temps, de l’ordonner gommant les vides, de telle sorte que « chaque heure en détermine une autre, la pousse, l’avale, l’annule » (D, 136, §53,p. 321). 

28Par ailleurs, le narrateur de La Boucle se présente comme un esprit « perpétuellement en train de faire proliférer des plans d’œuvres toujours futures, légèrement démentielles, et perpétuellement démenties par le futur devenu passé » (LB,83, §19 p. 628). Il souligne cette manie de se livrer au plaisir « d’un quelconque “programme” (mathématique, poétique, oulipique ou théorique (en métrique ou poétique), ou tout cela ensemble ; avec titres et étapes datées, avec évaluation des heures à consacrer !) » (LB,83, p. 629). Au-delà de ces plans, les conditions de réussite du ‘gril’reposent sur la création d’un environnement matériel et spirituel favorable à l’exercice d’écriture.

29En effet, le rituel quotidien d’écriture est essentiel ici. L’organisation systématique du temps permet de créer une forme de vie parfaite : « le volume idéal pour la mise en œuvre du roman et du Projet » ; ce que Roubaud nomme une « vie parallélépipédique» (D, 171, p. 375). Chez lui, ce rituel quotidien d’écriture où, comme l’explique le narrateur : « le présent de ma vie […] pénètre, […] pénétrera [ces feuilles], comme la lumière du jour qui sans cesse entre combattre le cercle jaune qui entoure ma main » (D,8, p. 30), est comparable à d’autres gestes et routines comme « se lever, s’habiller, se raser, se nourrir » (D,9, p. 31). Chez Roubaud, le lien entre la discipline de vie presque ascétique de l’auteur et la pratique d’écriture quotidienne trouve des échos dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Le narrateur de La Boucle explique ainsi comment il va s’inspirer d’un type particulier de méditation appartenant à la « tradition méditative “ignatienne” de la Renaissance (inspirée des Exercices spirituels de Loyola) » (LB,88, p. 639). Les effets bénéfiques de « l’activité descriptive » ainsi que « l’attraction d’une discipline mentale, d’une règle ascétique à laquelle je m’abandonne, soulagement pour l’ermite involontaire que je suis devenu » (D,165, p. 365) placent l’écriture du ‘gril’ dans une perspective « thérapeutique » (D,164, §26, p. 364).

30Dans cette optique, le devoir de solitude et la tentation érémitique sont indispensables pour la mise en œuvre du projet et du roman. Pour l’auteur, ces vertus passives sont nécessaires afin d’accéder à un état d’« ataraxie24, chère à Sextus Empiricus » (D,17, p. 55)25, visant « l’indifférence, [le] renoncement, [l’]absence d’espoir, de croyance, de passion » (D,17, p. 55). Comme Roubaud le signale lors d’un entretien avec Jean-François Puff : « disons que cette attitude n’est pas seulement liée à de l’érémitisme. Elle est aussi liée à un mode pragmatique d’existence (se coucher tôt, se lever tôt…) ». La solitude apparaît ainsi comme « une façon de décrire un mode de vie qui serait un mode de vie idéal26 » et, de manière complémentaire, le ‘gril’devient, selon les mots du narrateur de Destruction, « indispensable à ma survie de solitaire » (D, 50, p. 147).

31L’écriture quotidienne devient un dispositif d’autant plus intéressant qu’elle permet de saisir des détails passant souvent inaperçus dans le processus d’auto-enquête propre aux récits mémorialistes. Des théoriciens comme Jean Starobinski et Pierre Pachet soulignent, en ce sens, le rôle essentiel du cadre temporel de la « journée » dans l’effet d’« auto-transformation » auquel le journal intime aspire27. Comme le signale Starobinski,la journée est en elle-même une « forme porteuse du sens » :

Si la journée est unique, elle s’offre à un récit, elle éclaire et encadre l’événement. S’il s’agit au contraire de journées semblables et répétées, fût-ce durant un laps de temps assez bref, elles donneront lieu à une description d’habitudes28.

32La clé de ce travail sur soi se trouve donc dans le caractère répétitif, semblable et habituel des journées décrites. Lors de chaque séance quotidienne d’écriture, Roubaud noircit ses pages en faisant l’impasse sur les « blancs » métaphoriques de cette vie d’écriture, sur tout ce qui, dans sa vie, ne constitue pas la matière de son récit. Le ‘gril’ conserve ainsi l’apparence d’un ordre et d’une discipline de vie immuables. Comme nous lisons dans Poésie : :

Le saut d’un moment de vie à un autre (dans la succession des jours du calendrier) se marque seulement et toujours de la même manière par le mince intervalle (quelques lignes) qui sépare un moment de prose du suivant (éventuellement par des fractures plus importantes désignées comme des chapitres, des bifurcations, et des branches) (Poésie, p. 248, Chap. 7, § 97)

33Après cette analyse du versant existentiel du projet dans le ‘gril’ et notamment dans Destruction, nous allons désormais nous concentrer plus en détail sur les protocoles et les contraintes qui s’y rattachent.

CONTRAINTES, PROTOCOLES, « CONSIGNES DE TRAVAIL »

34Tout d’abord, la division du ‘gril’en volumes ou « branches » s’accompagne d’une série de dispositifs digressifs que l’auteur désigne comme insertions, incises et bifurcations.Inspirés de la « matière de Bretagne » et notamment du Lancelot en prose,de la quête du Graal29 et de la technique médiévale de l’entrebescar ou « entrelacement »des troubadours, ces dispositifs permettent de compléter le récit par l’ajout de précisions sur des sujets peu développés. Généralement, ces extensions du texte concernent les rapports entre le passé antérieur – l’avant-Projet –, le futur antérieur – ce que l’œuvre aurait pu être – et le présent de l’écriture.

35La structure arborescente de la multi-prose favorise ainsi ces interpolations et détours narratifs contrairement à un texte linéaire traditionnel. Le narrateur de La Bibliothèque de Warburg explique, en ce sens : « J’ai fait de ces larges détours des insertions : des premiers, grosses parenthèses, j’ai fait ce que j’ai nommé des incises, des seconds, des bifurcations » (LBW, §12, chap. 2, p. 1795). Pour sa part, Jean-Jacques Poucel signale que chaque branche est divisée en trois grandes parties. La première est constituée d’une série de « moments de prose », de courts fragments narratifs numérotés. Une seconde partie est composée d’interpolations et de digressions se dégageant d’un des « moments de prose » de la première partie, même si ces « insertions » n’altèrent pas la trajectoire de la narration principale. La troisième partie est enfin constituée de « bifurcations », des séries de fragments numérotés, fournissant des trajectoires alternatives, à la manière de « sous-branches » parallèles à celles qui constituent le corps central du récit30.

36Dans Poésie :, Roubaud précise qu’il a accordé à ces digressions le « statut formel d’insertions, sous deux espèces : les incises courtes et autonomes, self-contained, et les bifurcations où se poursuit un sentier narratif alternatif » (P, §4, p. 1307). En outre, chaque branche introduit des nouveautés en plus de ce dispositif digressif de base en proposant, par exemple, des versions brèves, longues ou encore « mixtes » d’un même texte. Un autre exemple se trouve dans la cinquième branche où le lecteur découvre la manière de représenter ces digressions à partir d’un système de « six couches d’incises » avec différentes couleurs31. Rappelons que ce même système sera plus tard utilisé dans La Dissolution ainsi que dans Tokyo infra-ordinaire.

37Au-delà des contraintes numériques qui règlent la structure du ‘gril’et sa division en branches à la manière d’un hypertexte colossal, l’auteur se sert de la notion de « consigne de travail32 » pour expliciter certaines règles de composition de sa prose. Roubaud observe ainsi plusieurs différences entre ces « consignes de travail » ou « contraintes sémantiques » et les « contraintes oulpiennes » tel qu’il les décrit dans le chapitre consacré à l’Oulipo dans La Bibliothèque de Warburg :

Les contraintes oulipiennes étant descriptibles, explicitables, utilisables par tous, donnent les règles d’un jeu de langage (au sens witgensteinien) dont les ‘parties’ (les textes composés suivant les règles) sont virtuellement nombreuses, et représentent des combinatoires langagières échafaudées à partir d’un petit nombre d’éléments obligatoirement intriqués. (LBW,§34, p. 1931)

38Même si la définition de base prévoit des compositions potentiellement infinies, l’analyse des contraintes est indissociable des contextes spécifiques où elles s’incarnent, c’est à-dire, des textes concrets façonnés à partir d’elles. Cependant, la ruse fait aussi partie de ce système de contraintes. C’est ainsi que l’Oulipo développe le concept de « clinamen », notion « dont l’origine démocritienne indique assez bien la finalité » : 

(un coup de pouce donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone des atomes originels pour, par collisions, mettre en marche le monde du texte dans sa variété. (LBW,§35, p. 1936)

39Ce contournement ou déviation de la règle propre au clinamen se distingue pourtant d’une simple erreur due au hasard en ce que l’auteur est conscient de l’introduction du changement de parcours et en assume volontairement les conséquences.

40En outre, les contraintes oulipiennes déterminent la manière de lire les textes, le pacte de lecture que l’auteur établit avec le lecteur. David Bellos se sert de l’expression « pacte de Londres » pour désigner le pacte de lecture du ‘gril’, en ce qu’il est fondé sur un principe de sincérité et de véridicité du contenu raconté. Selon ce pacte, le narrateur roubaldien se présente comme un « écrivain écrivant » qui se sert du texte pour énoncer les règles qui vont dicter sa conduite en tant qu’écrivain. Concernant ce principe de véridicité, D. Bellosajoute : « on ne nous demande pas de suspendre notre incrédulité pour quoi que ce soit d’intrinsèquement invraisemblable dans la construction du texte, mais de suspendre – d’abandonner – notre méfiance33 ».

41Au-delà des contraintes oulipiennes, l’auteur désigne comme « contraintes sémantiques » ou comme « consignes de travail » les règles de fonctionnement de sa prose qui déterminent le double versant artistique et existentiel du projet. Un aperçu de ces « contraintes » est proposé dans La Bibliothèque de Warburg. Elles consistent, tout d’abord, en l’absence de « plan(s) préalable(s) » et « de retour[s] en arrière, de corrections, de repentirs » afin que la prose soit écrite dans un « présent absolu34 ». Roubaud indique aussi le « refus de toute invention contredisant la vérité intérieure du souvenir » et, enfin, le « principe d’un critère d’achèvement externe à l’écrit » (LBW,§13, p. 1797). Ces trois protocoles relèvent de « l’exigence d’écrire au présent » (D,p.177 ; LBW,110, p. 1858) où le temps de la lecture et de l’écriture coïncident35. Comme nous lisons dans Poésie : (§92, p. 1495) : « Chaque moment est le résultat de travail d’un jour (dans le jour, le matin). Un jour de prose ». Établissant des correspondances entre le temps vécu et le temps de la narration, cette contrainte crée des symétries « entre jours et moments, chapitres (et assimilés) et mois, branches et années » (P, p. 1496). Ainsi, la narration se développe en temps réel, un temps « vrai », comme le narrateur de Destruction le désigne :

Je vous présente, et vous lisez (selon votre propre présent), en ce moment même des pages qui sont disposées exactement selon la succession des instants de leur écriture, et j’y raconte aussi comment je raconte ce que vous lisez. (D,§14, p. 49)

42Ces contraintes imposent « d’écrire sans ratures, sans repentirs, sans impatience, aux mêmes heures toujours » (D,§5, p. 28), afin de faire que « le présent de [l]a vie les pénètre » (D,§8, p. 34). En raison de ces caractéristiques, il est possible d’établir un lien entre ces contraintes sémantiques et certains protocoles utilisés par les artistes contemporains. En effet, il est possible que Roubaud cherche des sources d’inspiration dans la production de certains artistes qui travaillent à partir de protocoles et dont les œuvres ressemblent à de véritables performances. C’est par exemple le cas de Christian Boltanski, On Kawara, Dominique Gonzalez-Foerster ou encore de Roman Opalka, des artistes avec lesquels Roubaud a travaillé en collaboration ou sur lesquels il a écrit36. Ainsi par exemple, dans un texte consacré à Opalka, Roubaud note que le « projet ou programme (mot employé par Opalka) […], ses protocoles » concernent aussi ce que l’artiste dit sur son œuvre proposant aux spectateurs « un récit, une généalogie de l’œuvre en cours37 ». 

CONCLUSION

43Situé au croisement du journal, du carnet de notes et de la prose de mémoire, le modèle du « journal-à-projet » documentant le déroulement de l’expérience est essentiel pour analyser le ‘gril’. Ce genre expérimental possède l’avantage de saisir et d’enregistrer le temps réel tout en favorisant une réflexion sur le « temps long » dans lequel le projet s’inscrit.

44En tant que projet engageant l’existence de l’auteur, le ‘gril’, ne peut être considéré à l’écart des autres productions poétiques, mathématiques ou romanesques qui découlent du triple Projet. Cette écriture placée sous le signe de l’échec, de la faillite devient ainsi un moyen de survie. Une survie consciente du fait que, comme le signale Fitzgeraldcité dans La Dissolution, « toute vie est, bien entendu, un processus de démolition ». Considéré en tant que récit, le ‘gril’porte en lui la trace du passage du temps. Entre le « ça a été » du Projet et le présent de sa mise en récit, il conserve la trace de ce que le Projet aurait pu être, à chaque moment du présent de la prose ; il est aussi la preuve documentaire de ce qu’il n’est pas.

Notes

1  J. Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil, 2009.

2  J. Roubaud, Destruction : branche 1. Originellement paru sous le titre : Le grand incendie de Londres. Récit avec incises et bifurcations. 1985-1987, Seuil, 1989.Les citations correspondent à cette édition et se feront avec les sigles D et le numéro de page entre parenthèses, dans le corps même du texte. Le même procédé sera utilisé pour les autres branches du ‘gril’.

3  J. Roubaud, Poésie : (désormais P), Seuil, 2000 [branche 4], chap. 2, § 23, p. 1345.

4  J.-J. Poucel, « Avant-propos », dans J. Roubaud, Description du projet,Nous, 2014, p. 11.

5  J. Roubaud, « Deux principes parfois respectés par les travaux oulipiens », Atlas de littérature potentielle (1981), Gallimard, coll. « Folio Essais », 1988, p. 90.

6  Il faut attendre la publication de la branche quatre Poésie : pour apprendre qu’en 1961 l’auteur était « sous le coup d’un autre deuil, un deuil familial, mais qui m’appartenait aussi en propre, celui de mon plus jeune frère. / Dans ce deuil, alors encore si proche, encore rapproché par la circonstance (l’anniversaire), je me trouvai replongé violemment au matin de la nuit du rêve » (Poésie :, op. cit., chap. 3, §33, p. 1363). 

7  J. Roubaud, Impératif catégorique (désormais IC) [Branche 3- Deuxième Partie], Seuil, 2008, §54, p. 1210.

8  J. Roubaud, La Dissolution (désormais LD), Nous, 2008, p. 21.

9  J. Roubaud, La Bibliothèque de Warburg : version mixte (désormais LBW), Seuil, 2002 (Branche5), chap. 7, §49, p. 1997.

10  L’expression est reprise de Morale élémentaire (1975) de Raymond Queneau.

11  A. Jefferson, « L’écriture de vie : Roger Laporte et Jacques Roubaud », dans Le Défi biographique. La littérature en question, Presses universitaires de France, 2012, p. 388.

12  Dans un entretien, Roubaud observe : « Mon idée dans le Projet était de faire une théorie de mémoire d’une certaine espèce, liée à un Art de Mémoire, à une façon de travailler sa mémoire, de l’organiser comme on faisait au Moyen Âge et au XVIe siècle. En abandonnant mon Projet, en faisant ce que j’appelle la prose, j’ai décidé de faire une sorte d’histoire de ma mémoire individuelle » (J. Roubaud, « Les mondes possibles de langues » (propos recueillis par Lucie Clair), dans ‘gril’, Seuil, 2009, p. 1290).

13  Ibid., p. 1289.

14  Roubaud souligne, en ce sens, qu’il conçoitle ‘gril’comme « une biographie de ce que je désigne par Projet(ou autobiographie, si on veut, mais seulement au sens banal où il s’agit de mon projet, regardé et raconté par moi) » (Mathématique, 14, §4, p. 922).

15  G. Stein, Everybody’s Autobiography, New York, Random House, 1937, p. 1389 : « if this Everybody’s Autobiography is to be the Autobiography of everyone it is not to be of any connection between any one and any one because now there is none » . Nous suivons la traduction au français qui suit : Autobiographie de tout le monde, trad. M.-Fr. de Palomer, Seuil, 1978, p. 100.

16  Le narrateur de Destruction précise (p. 98) : « la forme de Vie Partielle à laquelle je me suis attaqué, au contraire, ne doit pas supposer la totalité d’une vie comme le cadre à l’intérieur duquel se placer mais être, dans les limites qu’elle s’impose, un objet autonome ».

17  Par exemple, L’Abominable Tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart : et autres vies plus ou moins brèves (1997) ou encore à Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne : 12 (+1) autobiographies (2006).

18  Cette conception de la « vie » comme pratique d’écriture relève d’une idée assez ancienne qui nourrit déjà, comme le souligne D. Moncond’huy, ses travaux sur les troubadours et sur le roman médiéval. Cf. D. Moncond’huy, « Description d’un projet de lecture de Jacques Roubaud », La Licorne, nº 40, 2006. [En ligne] Dernière consultation : le 28 mars 2017.

19  Entretien avec Nathalie Crom, « Jacques Roubaud », Télérama, 1er mars 2014. [En ligne] Dernière consultation : le 3 avril 2017.

20  L’expression « il faut que » est liée au besoin de trouver une unité de style entre la vie et l’écriture. Un style qui, au moins dans la première branche et pour tout ce qui est de la description, correspond à celui du rakki-tai ;le style « pour dompter les démons » selon la classification que Roubaud emprunte au poète japonais Kamo no Chomei.

21  Nous suivons ici le bilan présenté par Florence Delay dans : « La pluralité des proses de Jacques Roubaud » [Entretien avec Jacques Roubaud (à propos du Grand Incendie de Londres et de La Boucle)], revue Quai Voltaire, n° 10, hiver 1994, p. 18.

22  Ibid., p. 19.

23  J. Roubaud, [1967], Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1988, p. 45.

24  Selon la définition du dictionnaire étymologique du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (en ligne), l’ataraxie désigne la « Tranquillité, [l’] impassibilité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l’appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme) ». URL : http://www.cnrtl.fr/definition/ataraxie.

25  En effet, ce « modèle de quiétisme existentiel » est, comme le rappelle A. Jefferson (art. cit., p. 392), un « moyen de rationaliser les circonstances créées par la mort de sa femme, en 1983 ».

26  J.-Fr. Puff, « Un ermite amoureux » (Chap. V), dans Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, Argol, 2008, p. 131 et 133. Nous soulignons.

27  P. Pachetaffirmeque le journal personnel peut être un instrument de perfectionnement moral, signalant un désir de « travail sur soi » en fonction de « l’ordre des jours ». Cf. P. Pachet, Les Baromètres de l’âme : naissance du journal intime (1990), Le Bruit du temps, 2015, p. 369.

28  J. Starobinski, « Jean-Jacques Rousseau/ “la Forme du jour” », dans Pour un temps : Jean Starobinski (Cahiers pour un temps), Centre Georges Pompidou, 1985, p. 201.

29  Pour un panorama plus détaillé de l’utilisation de ces techniques médiévales et de l’influence de la « matière de Bretagne » dans son œuvre, voir J.-Fr. Puff, Mémoire de la mémoire, Jacques Roubaud et la lyrique médievale, Garnier, 2009. Voir aussi : V. Montémont, « Le signe et la page », dans Jacques Roubaud, l’amour du nombre, Presses Universitaires de Septentrion, 2004 et F. Marsal, Jacques Roubaud. Prose de la mémoire et errance chevaleresque, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

30 Cf. J.-J. Poucel, « Reciting from Memory : Destruction in Jacques Roubaud’s The Great Fire of London », dans The Great Fire of London by Jacques Roubaud, A Casebook, numéro édité par P. Consenstein. URL : http://www.dalkeyarchive.com/product/the-great-fire-of-london-by-jacques-roubaud.

31  Le narrateur précise : « à chaque niveau de parenthèses de la version longue correspond une couleur. La première couche du texte est en noir. Les premières parenthèses sont en rouge, les deuxièmes en bleu ; ensuite viennent, dans l’ordre, le vert, le violet, le marron et le gris » (Cf. LBW,§14, p. 1803).

32  Nous pouvons, entre autres, mentionner les contraintes dites « rétrospectives, reposant sur une sorte de mémoire intertextuelle du déjà-écrit ». Voir, par exemple, le schéma fourni par Roubaud lors du séminaire « Algorithmes » et concernant un plan des « entre-moments de prose » à venir, dont les parcours correspondent aux points de passage et aux « ponts » déjà inscrits entre les différentes branches du ‘gril.

33  D. Bellos, « The Pact of London », dans A casebook on Jacques Roubaud’s The Great Fire of London [dir. P. Consenstein], Urbana-Champaign, Dalkey Archive Press, 2003, p. 3 : « [w]e are not asked to suspend disbelief in anything inherently implausible about the manner of the text’s construction, but to suspend—to abandon—suspicion ».

34  Pour une étude des temporalités dans l’œuvre de Roubaud, voir J.-J. Poucel, Jacques Roubaud and the invention of Memory, Chapel Hill, University of North Carolina, 2006.

35  Cf. J.-J. Poucel, « Memory, destruction and presence : recreation in ‘le grand incendie de londres’ (chapitre 8), dans Jacques Roubaud and the invention of Memory, op. cit.

36  En ce qui concerne Boltanski, les deux ont travaillé ensemble pour des ouvrages comme Ensembles (1997) ou le plus récent Les Habitants du Louvre (2009). Pour ce qui est d’Opalka, Roubaud rédige le texte « Le nombre d’Opalka »dans l’ouvrage rédigé avec Ch. Savinel et B. Noël, Roman Opalka. Edition Dis Voir, 1996. Il semble aussi s’inspirer d’Opalka dans la collection des balles de golf réalisée par le protagoniste de La Dernière Balle perdue (1997). Enfin, Roubaud écrit un texte sur On Kawara pour l’exposition Voilà ! le Monde dans la tête (2000) à l’Hôtel de Ville de Paris. Cf. On Kawara : one million years (past) : 998031 bc to 997400 bc (enregistrement sonore non musical). Narrateurs : Jacques Roubaud et Martine Aboucaya.

37  Cf. J. Roubaud, « Le nombre d’Opalka »,dansRoman Opalka, op. cit., p. 27.

Pour citer ce document

Par Paula KLEIN, «GELER LA MÉMOIRE PERSONNELLE : PRATIQUES DE VIE, PROGRAMME D’ÉCRITURE DANS LE ‘GRIL’», Les Cahiers Roubaud [En ligne], Cahier n°2 : Roubaud multiple (Oxford, MFO), Cahiers, mis à jour le : 29/05/2018, URL : https://roubaud.edel.univ-poitiers.fr:443/roubaud/index.php?id=320.