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MONSIEUR GOODMAN RÊVE DE… PHILOSOPHIE
Par Christophe REIG
Publication en ligne le 28 août 2018
Texte intégral
« J’ai un vieil ami qui s’appelle monsieur Goodman. On l’appelle toujours ainsi : monsieur Goodman ou, plus simplement, Goodman. »J. Roubaud, La Bibliothèque de Warburg
« @37 FLL et son ami Queneau, tout littéraires qu’ils fussent, tout naturellement se comportaient comme des ‘natural philosophers’ (au sens anglais du dix-huitième siècle) » J. Roubaud, L’Oulipo et les lumières
1L’appétence de Jacques Roubaud pour une gamme étendue de savoirs qu’il déploie dans nombre de ses textes fait désormais partie de la vulgate critique1. Que ce soit à l’occasion d’un tissage rythmique de la poésie, de l’élaboration de prose (récréative ou non), la fabrique du savoir se met en branle, et cela quasi systématiquement. En filigrane, se dessine l’effigie du métronomique lecteur (place R14, Bibliothèque Nationale2). Un lecteur-compilateur, ayant certes renoncé à la monolithique mathesis universalis (caduque depuis belle lurette), mais apte à distiller avec constance des échantillons de philosophie analytique, des portraits de philosophes, ou encore des « expériences de pensées3».
2Les seuils titulaires (pour ne mentionner qu’Impératif Catégorique, La Pluralité des mondes de Lewis, L’Abominable Tisonnier4) n’invitent-ils pas d’ailleurs à loucher vers la discipline philosophique ? Bien entendu, le prélèvement et le détournement font partie intégrante des modalités utilisées par Roubaud pour infuser sa culture encyclopédique dans ses textes. Son itinéraire personnel, sa formation plurielle ou encore sa polygraphie avérée, comptent ainsi parmi les éléments propices à faire circuler aisément sa pensée d’un domaine à l’autre, aidant le lecteur à franchir allègrement les frontières disciplinaires.
3Toutefois, dans le cas du ‘grand incendie de londres’, il serait épineux, voire injuste, de réduire la captation du (vaste) champ philosophique à des phénomènes exclusifs de reprise discursive (simples mentions, pastiches, parodies…). En effet, à la différence de L’Abominable Tisonnier, ces volumes relèvent davantage d’une « somme » textuelle au sein de laquelle expérience personnelle et érudition se trouvent intriquées dans un rapport subtil et nuancé… Sans toutefois négliger ce type de « mentions » (parfois satiriques) de la philosophie, je voudrais non seulement m’intéresser à quelques-uns des usages élaborés que ces textes font des discours philosophiques (références à des auteurs consacrés, recours à des analogies propres à la philosophie analytique …), mais encore aux inflexions que ces discours autorisent, une fois insérés au sein des dispositifs textuels.
4Loin de moi, cela va sans dire, l’idée absurde de mesurer à l’aune de l’exactitude la justesse ou la pertinence des textes vis-à-vis d’une discipline – dont les représentations sont, comme on sait, extrêmement fluctuantes dans l’histoire5. Est-il besoin de le rappeler, si ce n’est à titre de précaution, il est notoire que « littérature » (avec tous les anachronismes que le terme suppose) et « philosophie » se sont élaborées dans des cadres historiques et institutionnels fort dissemblables. À vrai dire, j’espère surtout repérer quelques-unes des nombreuses opérations permettant au texte de thématiser ses relations – complexes –, d’une part avec l’exercice spéculatif, qu’on peut estimer aux fondements de la philosophie, et d’autre part, avec un « corpus » sédimenté au fil des siècles. Ceci dit, dans ces propos liminaires, j’aimerais emprunter un des passages que Pierre Macherey avait jadis ouvert entre ces « champs » si dissemblables que le XXe siècle, ce « temps de l’essai6 », n’a cependant eu de cesse de rapprocher, parfois confronter. Si ma mémoire est bonne, P. Macherey, en triangulant la réflexion philosophique hégélienne et kojévienne au sein des récits de Raymond Queneau, s’était prononcé avec pertinence pour une « philosophie littéraire », évoquant déjà ces « discours mixtes » qui nous intéressent7. Au niveau le plus élémentaire,
le rapport de la littérature et de la philosophie est strictement documentaire : la philosophie des œuvres affleure à la surface des œuvres de la littérature au titre d’une référence culturelle plus ou moins travaillée, comme une citation […] À un niveau supérieur, l’argument philosophique remplit à l’égard du texte littéraire le rôle d’un véritable opérateur formel8…
5C’est donc à la mise au jour de quelques-uns de ces « opérateurs formels » à laquelle je vais m’atteler, en relevant les motivations – parfois contradictoires et évolutives – du projet roubaldien, dévidé, je le rappelle, sur plus de deux décennies et des centaines de pages (incises et bifurcations comprises). De sorte que le premier temps de cette lecture sera consacré à examiner les raisons de ce goût ambigu que Roubaud manifeste fréquemment pour la philosophie. J’accorderai ensuite l’attention que méritent les éléments (paradoxes, etc.) prélevés et détournés de la philosophie analytique anglo-saxonne qui projettent régulièrement leur lumière fascinante et irisée sur le discours roubaldien. On remarquera combien l’autorité que la philosophie tire de sa longue histoire, et surtout de la force assertive du concept, permet fréquemment au scripteur du ‘grand incendie’ – ne serait-ce que par le biais d’analogies ou d’emprunts terminologiques – l’ordonnancement du texte. En colorant l’écriture de références logiciennes (souvent détournées, la plupart du temps remodelées), le scripteur rédime, console, compense l’échec (apparent) du « projet ». D’un grand secours, les philosophies de Wittgenstein ou de Goodman participent pleinement d’une écriture qui les invoque à maintes reprises. Enfin, le terminus de ce propos – qui ne fait, somme toute, que tresser quelques linéaments que d’autres, je l’espère, auront la patience de prolonger – fournira l’occasion de s’interroger sur les effets d’une telle écriture spéculative, possibilités ouvertes parfois en prenant pour appui les « formes de vie » chères à Wittgenstein. Gageons d’emblée que l’écriture roubaldienne, sans abolir le clivage entre littérature et philosophie, parvient à cannibaliser celle-ci – à l’instar d’autres champs disciplinaires. Naturellement, la philosophie, se retrouvant, telle Jonas dans le ventre de l’écriture, a toutes les chances de hanter en retour une telle écriture9.
SPECTRES DE LA PHILOSOPHIE
6Débutons ce périple en contrée philosophique par une liste d’éléments biographiques qui scandent les épais volumes du ‘grand incendie’. CommeRoubaud le relate dans La Boucle, son père, « qui n’aimait pas à se dire philosophe mais professeur de philosophie » était ami de Canguilhem (LB, p. 34). Ce n’est pas rien. Toutefois, de façon facétieuse,ilprésente le jeune Jacques comme relativement peu réceptif à l’activité professionnelle paternelle (la philosophie). On doit reconnaître que la discipline ne suscite aucunement l’enthousiasme débordant, ou l’admiration inconditionnelle du scripteur : davantage une certaine réserve confiée par ailleurs sans ambages. Il est vraisemblable par ailleurs que le rapport ambivalent entretenu avec la discipline se noue originairement autour de la figure paternelle : « J’éprouve, venue de l’enfance, une fascination effrayée pour la philosophie. » (LB, p. 241). Pour le jeune Jacques, la philosophie semble lointaine – et quelque peu surannée. D’où des remarques de l’ordre de la semi-déception : « […] les philosophes appartenaient à une autre époque, ils étaient grecs, et morts depuis plus de deux mille ans. » (id.). L’activité philosophique a beau relever d’une disposition prestigieuse que Roubaud rappelle volontiers – « la philosophie, occupation professionnelle paternelle, n’a jamais cessé de m’impressionner » (LB, p. 35) – ce qui reste de ces textes-vestiges ressortit plutôt à un embarrassant « don des morts », chape ou chapelet de noms imposants – voire redoutables.
7Si bien qu’au fil du portrait de lui-même que Roubaud reconstitue, s’installe vis-à-vis de la philosophie un sentiment parfois ambivalent ou pour le moins mitigé, décrivant volontiers le jeune homme qu’il a été évitant le sillon des champs disciplinaires constitués, les parcourant plutôt selon une dynamique d’attraction et de répulsion. Comme si la trajectoire biographique et intellectuelle (du moins tel que le scripteur du ‘grand incendie’ la retrace) traversait en tous sens le champ de la philosophie, pour, in extremis, bifurquer tantôt vers la poésie, tantôt les mathématiques, etc. Il est vrai que l’« homo bibliothecus » en gestation ne saurait se contenter de l’empan étroit d’une seule discipline. C’est finalement sur un tel fond que sont décrites les premières accointances avec… la mathématique :
Avec la lecture, plus ou moins paresseuse, de Descartes, du Timée (l’un des dialogues platoniciens de la bibliothèque de mon père), de quelques autres bribes philosophiques, d’un vague examen des attendus de la classification des sciences (telle qu’on l’enseignait en classe de « philosophie » des lycées), je m’étais persuadé de la nécessité de la mathématique. (MA, p. 26)
8Voici donc, la matière-reine, tronc commun du fameux arbre cartésien10, concurrencée et supplantée dans le cœur de Roubaud… Si, à vrai dire, les petits cailloux (les calculi) philosophiques ne se laissent pas déloger si aisément des chaussures de l’arpenteur assidu de la bibliothèque paternelle – la (re)lecture incessante des « classiques », activité devenue routinière, fait retour dans les pages du ‘grand incendie’. Il n’empêche : la mathématique, devenue autonome et dégagée de l’attraction philosophique, rime, selon lui, avec une modernité criante : elle a complètement rebattu les cartes du savoir. Témoin de ces changements, Tau, la tortue, proteste ironiquement : « Je veux bien consentir à tout ce que tu veux, mais je ne veux pas passer pour une idiote aux yeux de M. Aristote, de M. Simplicius et de tous les gentlemen philosophes qui ont abondé dans leur sens. » (MA, p. 173). En l’occurrence, la logique et les mathématiques contemporaines ne sonnent-ils pas le glas des arguments fallacieux propres au paradoxe d’Achille et de la tortue jadis formulés par la philosophie de Zénon d’Élée ?
9Pour autant, en dépit de ces réticences, la philosophie ne disparaît jamais complètement du champ de ses préoccupations. Les échanges avec Jean-Pierre Faye autour de la revue Change, les discussions sans trêve avec Pierre Lusson au sujet de la philosophie analytique et des mathématiques11, les projets liés au Collège international de philosophie, « (où cette fascination m’a conduit cet automne de 1989, avec plus ou moins bonne conscience (je ne me sens pas plus philosophequ’à sept ans… (je le sais, puisque c’est alors que j’ai décidé d’être poète))) »(LB, p. 241),en témoignent. De fait, la discipline revient par une entrée linguistique : celle qu’ouvre la langue anglaise, langue « (pseudo) maternelle » (GIL, p. 42) et abouche sur la philosophie analytique. Par capillarité, il faudrait aussi relater la rencontre cruciale avec Alix Cléo Blanchette, qu’on sait grande lectrice de Wittgenstein – « puisque l’anglais était ma langue pseudomaternelle et la langue paternelle d’Alix : et l’Angleterre, celle des philosophes celle des poètes, mon rêve (et le sien) […] » (GIL, p. 42).
10La véritable rencontre avec la philosophie s’effectue donc sous les auspices de la philosophie analytique, pour peu qu’on garde en mémoire à quel point « la lecture historiquement désinvolte que les philosophes se revendiquant de ce courant philosophique font des grands auteurs de la tradition philosophique12 ». Les occasions sont ainsi très nombreuses, au fil du texte, d’associer la jeune épouse, prématurément disparue, à la « conquête de cette discipline grecque entre toutes selon notre imagination : la philosophie. [Alix] n’avait pas trouvé la guérison mais une passion double, celle de dire et de montrer : Wittgenstein et la photographie. » (GIL, p. 404).Comme c’est souvent l’usage chez Roubaud, la terminologie wittgensteinienne (en l’occurrence, une des antinomies bien connue du Tractatus : « d’un côté les contenus factuels, décrivant un certain état du monde […], ce que l’on peut dire. Les autres, qui ne constituent rien de dicible, mais qui peuvent être montrés13 ») se trouve ici reprise et détournée. Et nul doute que la réflexion spéculative entreprise sur langue ordinaire, langue de laquelle découle, selon Wittgenstein, l’immense majorité des faux-problèmes philosophiques14 se transmue, dans ce passage comme dans bien d’autres, en allusion aux discussions avec Alix, canadienne aux prises non seulement avec le bilinguisme mais également avec le sentiment d’étrangeté qu’apporte la lecture wittgensteinienne. De sorte que les lecteurs du ‘grand incendie’ peuvent remarquer cette propension à l’inflexion, l’adaptation, la « biographisation » des références spéculatives15. S’entremêlent ainsi les silhouettes d’Alix et du philosophe, dessinant les contours d’un couple spectral absorbé par la remise en jeu et l’infléchissement langagier. « Alix vivante, Londres n’était pour nous que passage, nous allions à Cambridge, la ville de notre mariage, la ville de Wittgenstein et de Bertrand Russell. » (GIL, p. 233).
11Pour préciser encore davantage le positionnement de Roubaud vis-à-vis de la discipline, on doit également signaler sa réticence à s’aventurer sur les efflorescences de la philosophie continentale. En relisant les milliers de pages du ‘grand incendie’, on est frappé de voir qu’au sein des très nombreuses références philosophiques disséminées, aucune mention n’est effectuée de la philosophie nietzschéenne, pas plus que de ses sillages français. On chercherait aussi en vain la moindre référence à Heidegger et ses chemins qui mènent… à Hölderlin ou Trakl. De même, les travaux de Gilles Deleuze, Paul Ricœur, Vincent Descombes ou Jacques Derrida – autant d’auteurs revenus pourtant, il est vrai, au prix de l’annexion de la littérature par la philosophie, sur la dichotomie entre poétique et conceptuel – brillent par leur absence. De fait, chez Roubaud, semble-t-il, l’idée d’une « littérature comme lieu de pensée à son insu » (Marquet) ne transparaît jamais. Il lui préfère nettement le massif composite de la philosophie analytique soutenue par la logique de Frege et Russel – et plus encore les travaux de Wittgenstein et Goodman, ce Doppelgänger facétieusement acclimaté en « Monsieur Goodman ». Bref, le discours philosophique s’intègre souvent décontextualisé/recontextualisé au sein du récit, en tant que pourvoyeur qu’anecdotes et autres faits exemplaires insérés à l’appui des « moments-prose ». Ce n’est pas pour autant que la philosophie y figure dans un rôle strictement secondaire ou ancillaire : elle ne comparaît pas plus au titre de simple mention. Ainsi, la plupart du temps, lorsque la spéculation philosophique vient hanter l’écriture roubaldienne, les références mobilisées relèvent essentiellement de la philosophie analytique. Non seulement en raison du pont qu’elle érige entre philosophie du langage, logique et mathématique, mais encore parce qu’elle invite à faire preuve de désinvolture vis-à-vis d’une philosophie plus « orthodoxe » – je n’ose dire : paternelle.
12Toutefois, on ne saurait omettre les « ancêtres » de celle-ci, les natural philosophers, philosophes physiciens et mathématiciens, toujours anglo-saxons campés en personnages occupés à décrypter la complexité du réel. Facétieusement, Roubaud saisit avec alacrité et malice toutes les occasions de confier son admiration teintée de tendresse pour les distingués « gentlemen philosophes » (M, p. 175)– souvent convoqués sur la scène du théâtre d’ombres de la mémoire. Car, pourvu qu’on l’associe à des formes esthétiques ou à la compréhension de la phusis, et pour peu qu’on la théâtralise en contant de savoureuses anecdotes, la discipline, une fois arraché son masque un peu rigide et austère, hérite de savoureuses potentialités littéraires ; notamment à travers ses acteurs. Ceux-là déclenchent des exercices d’admiration – parfois sous sur toile de fond bucolique : « J’ai découvert cette vérité de “philosophienaturelle” en Écosse, en 1947. Ayant escaladé, avec George Lugton [son correspondant], une petite colline de bruyères et myrtilles au-dessus d’un petit loch… » (LB, p. 451).
13Ces natural philosophers forment une petite cohorte à laquelle Roubaud (démon de l’analogie ?) s’identifie bien volontiers. Si bien que dans ce fourmillement d’anecdotes je n’en prélèverai qu’une : « […] j’ai imaginé16, tel un natural philosopher du XVIIe siècle ou du XVIIIe siècle, fils de Bacon, Hume, Locke, Descartes ou Newton (ignorons résolument leurs divergences doctrinales) : les natural philosophers sont des personnages que j’aime beaucoup. » (LB, p. 291).La philosophie stimulant l’imagination ? Voilà qui ne plairait guère à Descartes. Sur ce fond, cette philosophie incarnée qu’affectionne Roubaud peut même se transformer en pastorale : « Je m’étais rendu ce jour-là à Cambridge, pour y assister au cours du fameux philosophe W, et je me promenais au bord de la Cam. On était en mai, c’était un jour délicieux et polyphonique… » (MA, p. 169). C’est bien par la grâce des lettres que le scripteur ramène à lui, dans un bain de lumière, Wittgenstein himself. S’immisçant dans la sarabande pacifiée des philosophes, Roubaud se plaît ainsi à trouver une place dans la généalogie – en gardant toutefois à l’esprit l’ironie et la propension à la satire (c’est-à-dire au mélange) qui lui sont si coutumières. Une malice pince-sans-rire, toute british, et d’ailleurs typique de la philosophie analytique anglo-saxonne, si l’on en croit les historiens de la philosophie :
Le britannique (et ses divers cousins) n’estiment pas qu’il soit de mauvais goût ou franchement naïf de penser que le bon vieux problème de la vérité, pour ne prendre que cet exemple, mérite quelque attention et qu’il y a peut-être à apprendre d’Aristote ou de Descartes, même si pour ce faire il faut les « rendre plus traitables » et les accommoder à une sauce oxbridgienne qui en altère singulièrement la saveur17.
14On l’a bien compris : la philosophie et les philosophes sont d’abord introduits à titre de mention mitigée, l’enthousiasme disputant à une certaine prudence. Pour ce faire, le scripteur se présente souvent sous les traits d’un simple compilateur – au mieux d’un commentateur chroniquant ses propres lectures dans les parages de la philosophie. Comme c’est souvent le cas, la réitération des protocoles d’écriture, les précautions incessantes affichées sont autant de parades qui orientent la réception. « Ceci n’est (évidemment pas) de la philosophie ». De sorte que pourvue des atours – ou des oripeaux, comme on voudra – de la discipline, l’écriture du ‘grand incendie’ oscille entre érudition précautionneuse et… tentation cannibale et satirique.
15Pour ce faire, naturellement, Roubaud feint de se soumettre à l’asymétrie bien connue entre projet philosophique et littéraire, qui, fréquemment, on le sait, a donné au rapport entre activité littéraire (on me pardonnera cet anachronisme) et philosophie la forme d’un « conflit de légitimité18 ». Relayant – en apparence du moins – les rapports habituels d’exclusion mutuelle entre les disciplines, il donne le change ; l’on fait mine de partager leur visée duale et de respecter les régimes de discours respectifs dissemblables : fiction versus diction, logos versus muthos. À cet égard – j’ose à peine rappeler cette antienne – on sait combien la philosophie s’est affirmée et constituée contre les séductions et les leurres de la fiction, et de la poésie. Une perspective historique rapide la présenterait ne cessant d’affirmer la préséance de la proposition conceptuelle sur le « caractère brouillé du fait littéraire19 », l’ontologie et la pensée restant, quant à elles, fermement aimantées du côté de la philosophie. Toutefois, il faudrait nuancer ce propos en se souvenant à quel point « le discours philosophique n’a pas toujours eu la forme du traité, mais aussi celle du poème (Parménide, Lucrèce), de l’aphorisme (Héraclite), du dialogue (Platon)20 ». Bien conscient que le projet kantien a travaillé à durcir les oppositions entre une philosophie ascétique qui se débarrasserait du style et de la forme comme scorie et une littérature aspirée et engloutie du côté de la subjectivité, Roubaud se plaît toutefois à contourner cette aporie avec une désinvolture affichée.
MORE… ANALYTICO ?
16Le programme du ‘grand incendie’ passe par la stratification patiente d’un éthos constitué à travers les centaines de pages et l’on surprend le scripteur à confiner volontairement son discours dans une position d’humilité amusée : celle du copiste érudit, ayant passé du temps à de savantes lectures qu’il restitue au détour d’expériences et qui prennent de la sorte un relief supplémentaire. La philosophie y est logiquement présentée comme adoptée, mais surtout adaptée, tout au service du « Projet ». Nanti de connaissances parcellaires – on la présente sous les traits d’une activité toute de dilettantisme : « Les mathématiques, la philosophie, les livres de pensée sont plus départ de réflexion, intervalles de compréhension, préparation de déductions, d’analyses, que lectures. » (GIL, p. 308). Avec prudence, les affinités avec les philosophes antiques ou classiques sont introduites sous la forme de réminiscences scolaires, d’échafaudages rhétoriques : « il s’agit d’une idée du bien-écrire appuyée à la fois sur les grands auteurs littéraires et sur Descartes ; il faut écrire ainsi si l’on veut s’opposer aux risques de confusion et aux débordements de l’imagination romantique ». (GIL, p. 319). Si bien qu’il n’est pas rare que le rôle de la philosophie (évoquée comme « source » parmi d’autres) se trouve volontairement minimisé, tandis que mille précautions scripturales permettent de contourner les problèmes typiquement philosophiques abordés dans une démarche de prétérition. Ne prenons qu’un exemple : « J’enferme dans cette parenthèse, amplifiée de cette incise, non pas une théorie du temps, ce qui serait simplement ridicule, mais ce que j’appellerai une déduction du temps, et ce sera une déduction (comme mon « protocole » narratif me les autorise) sans responsabilité de vérité… » (LB, p. 232).
17Dans ces conditions, l’on peut évoquer une philosophie plus imprécise, mais bien moins impressionnante – qui ne s’écrirait plus en majuscules, relatée somme toute par un « irresponsable philosophique » (LB, p. 237) assumé, comme le scripteur se qualifie un peu plus loin. À l’instar de l’Oulipo qui, on le sait, jadis détourna sans vergogne la notion de clinamen21, ou du portrait cruel des philosophes du Palais de la Rigolade (Pierrot mon ami22, autre livre de chevet), Roubaud ne rate pas une occasion d’égratigner les pratiques de ces précieux philosophes mais parfois si volubiles, diserts, ceux-là même « qu’on ne peut empêcher de parler » et qui « disent ce qui leur passe par la tête » (MA, p. 173). Parfois obsessionnel, le philosophe s’attire (satire !) les foudres moqueuses du scripteur qui « l’idée même de chaise, si chère aux philosophes phénoménologues, qui en font une consommation énorme » (BW, p. 132).
18Captations, détournements, modulations de la philosophie… là ne se bornent pas les intérêts de Roubaud pour le champ. Car, une fois ces précautions méthodologiques prises, le ‘grand incendie’ convoque « axiomes » (au double sens mathématique mais aussi philosophique) et « déductions fictives [je souligne] issus de l’axiome d’un rêve, un Projet et un roman » (LB, p. 508). Or, que fournissent dans leur multiplicité (et parfois leurs contradictions) les références de la logique et la philosophie analytique, si ce n’est une forme d’auctoritas (paradoxalement, comme on l’a compris, gagnée sur le dos des philosophies antérieures) ? Avec la cendre du « projet », Roubaud rêve de tracer un logos réflexif et surtout canalisé, ancré. Un logos empreint de Logique mathématique (ou qui emprunte à celle-ci) et, de surcroît, coextensif à plusieurs disciplines. « Les textes oulipiens sont alors des conséquences littéraires de ces axiomes, selon des règles de déduction (seulement partiellement formalisées bien entendu) qui en font l’analogue des chaînes de théorèmes, corollaires et scholies dont se bâtit un texte mathématique » (BW, p. 227). Et ce logos doit surtout être à même de remettre en ordre le monde après la catastrophe de la mort d’Alix-Cléo.
19Si Frege estimait que la philosophie analytique devrait admettre Logica dans une position prééminente, Wittgenstein, abondant en ce sens, ne cessera d’insister sur son caractère transcendantal. Elle seule procure forme, structure. Or, pour le philosophe autrichien, lemonde possède une forme qui consiste précisément dans les objets en tant qu’eux-mêmes ont une forme qui se montre dans les tautologies de la logique et toute image partage une forme avec le fait qu’elle représente. Par conséquent, « […] le modèle mathématico-logique, soutenu par de nombreux siècles d’expériences et de raffinements, occupe une place privilégiée dans ces jeux plus ou moins formalisés de langage » (GIL, p. 331), informe le scripteur. Il suffit d’ailleurs de considérer la série de déductions ouvrant le chapitre « Projet » du premier volume pour qu’apparaisse cette préséance du modèle mathématico-logique dont la rigueur doit innerver la prose. Le scripteur retrouve ce rêve récurrent d’une intersection – concurrentielle mais fructueuse – entre mathématique et philosophie, quitte à infléchir les termes d’« axiome » et de « déduction », dans un sens esthétique ou figuré. De ce dernier, il fait une exégèse plutôt savoureuse : « Sa neutralité éthique me plaît. Par ailleurs, par ce mot, je copie la logique, la mathématique, je soutiens le mimétisme déjà impliqué par l’idée de déduction, je reste fidèle à mon idée ancienne et première de la prose. » (GIL, p. 152). Et Roubaud de s’empresser de convoquer sur un plan inattendu ces modèles que figurent Wittgenstein et Goodman, ou encore Russel et Kripke. « Il ne m’a pas fallu longtemps pour établir, à la lecture de Kripke, entre Wittgenstein et Goodman un lien émotionnel beaucoup plus fort, pour moi, que celui, intellectuel, d’une interprétation de la stratégie des Investigations » (LB, p. 236).
20Le patient travail d’analyse et de mise en place du vocabulaire de base, la clarification que Nelson Goodman appelle si souvent de ses vœux, se retrouvent particulièrement présents dans le premier volume dont les circonvolutions apparentes confirment la recherche d’un système efficace pour ordonnancer le réel. Pour peu, par ailleurs, qu’on examine attentivement le statut de la philosophie dans les textes de Goodman, on relève que l’activité réflexive consiste en des « problèmes » et des… « projets » – ce dernier terme suscitant évidemment des échos certains chez le lecteur de Roubaud. Poursuivons le parallèle : Goodman indique que la philosophie doit devenir « systématique au sens où elle s’élabore selon un corps de contraintes rigoureuses23 », en résumé : proposer un système « constructionnel », c’est-à-dire unethéorie dont les théorèmes sont formulés en fonction d’un certain vocabulaire de base (prolégomènes) et d’un appareil logique qui ressortit davantage à une rhétorique susceptible de remotiver un discours « morcelé, devenu plat, [qui] a besoin d’un correctif (épanortosis) sous la forme d’une mise en perspective logique (figure incursive) ou métalogique (remarque incidente) » (LB, p. 244).
21La perspective de réguler le « projet », ô combien accaparant et obsessionnel – « J’ai laissé cet envahissement déborder sur ma vie, la ronger » (PO,p. 78) – exigerait idéalement la construction d’un système d’écriture quelque peu totalisant – dans tous les cas déductif/inductif, réflexif, spéculatif. « Je me place dans les souvenirs des gestes prosaïques de la déduction, tels que j’ai appris autrefois plus ou moins exactement à les faire, quand je suis devenu mathématicien » (GIL, p. 320). Et puisque les trajets méthodologiques de Goodman proposent des exemples de projets rigoureux et que les incessantes inflexions linguistiques qu’apporte Wittgenstein sédimentent les textes, il n’est pas si étonnant de retrouver de nombreuses références à ces deux géants de la philosophie analytique. Somme toute, le discours philosophique déborde le cadre initial d’opérateur analogique, de comparaison. Le discours n’est en effet aucunement réduit à un rôle d’exemplification : il est à proprement parler envisagé au titre de clef de voûte. Cette cathédrale de déductions profite d’une « tenue » des concepts qui investissent l’écriture et lui donnent une assise et une assurance supplémentaires.
22Voilà donc le scripteur campé en « chevalier », fourbissant ses armes ou plutôt son armature logique : « Mon ennemi à moi dans cette déduction poursuivie au moment de l’évanouissement du rêve, c’est l’oubli. C’est bien en fait, comme la Nature de Hintikka, un adversaire “subtil, malveillant et acharné” » (GIL, p. 325). On se rêve aussi en logicien qui assumerait pleinement la part tragique la condition humaine. Balayant l’espace scandinave, Roubaud n’hésite d’ailleurs pas à quelque peu amalgamer la référence bergmanienne du Septième Sceau avecles travaux d’Hitinkka, dans le prolongement des remarques wittgensteiniennes.
Chevalier moderne, au lieu d’affronter la Mort en combat singulier une partie d’échec, Hintikka défie la Nature avec les armes de la Logique des prédicats ; la démarche est la même. Il s’agit chaque fois d’imposer un ordre imaginaire au sale mélange de l’inerte, de l’informe, à l’enchevêtrement menaçant. (GIL, p. 324)
23Toutefois, le projet n’en comporte pas moins une dimension consciemment aporétique. Croquant volontiers son discours sous des traits un peu donquichottesques, voici que Roubaud se rend compte qu’« à chaque pas, le chevalier Teutonique de la Mathématique, revêtu de sa lourde armure métamathématique, trouve sur ses pas des sables mouvants philosophiques » (M, p. 182). Car ce qui intéresse volontiers le scripteur est aussi ce qui, dans l’armure logique, bâille. On peut ainsi noter cette propension qu’ont les textes à évoquer des failles qui contraignent la logique à revenir sur ses pas, à se retrouver face à elle-même pour dévoiler quelque chose jusqu’alors inaperçu du monde, quand ce n’est pas dénoncer telle ou telle des illusions qu’il entretient.
24Ce rôle est notablement dévolu aux antinomies et autres paradoxes logiques qui scandent les volumes du ‘grand incendie’ de part en part et dont le relevé exhaustif excéderait les limites déjà trop larges, j’en ai bien peur, de cette étude. Que ce soient, par exemple, les paradoxes construits par les philosophes de l’école éléate pour démontrer l’illusion du mouvement, le paradoxe géométrique de Pythagore ou celui de Cantor…, Roubaud s’ingénie à faire la démonstration d’un monde oscillant entre continuité et discontinuité, au gré des théories évoquées. Leibniz évoqué parmi les « grands philosophes-mathématiciens » (MA, p. 134), dont il confesse faire une lecture à travers les lunettes de « Dame Frances Yates » (LB, p. 238), figure ainsi en bonne place parmi les plus cités. Détournons les yeux des vives lumières des mathématiques et plongeons le regard dans la nuit céleste : du bien poétique paradoxe d’Olbers (LB, p. 244) ou « paradoxe de la nuit noire », on ne retiendra que les contradictions apparentes entre le fait que le ciel est noir la nuit et le fait que l’Univers était supposé statique et infini à l’époque. « Le ciel nocturne devrait nous apparaître également éclatant avec une intensité comparable à celle d’une étoile ou du Soleil […] ; la clef se situe dans ce que l’une des hypothèses est fausse : la lumière ne se propage pas instantanément avec une vitesse infinie ; les étoiles ne brillent pas depuis un temps éternel. Elles ont un âge fini24 ».
25Car le ‘grand incendie’ se préoccupe davantage du temps que de l’espace (et de l’espace-temps). Ouvrages de mémoire, qui autorisent la circulation à travers l’épaisseur ou les topoi du passé mais répugnent à la rectitude artificielle de l’autobiographie, lesvolumes regorgent de paradoxes temporels employés à l’appui des assertions et qui, simultanément, sapent le discours qui les porte. Le « paradoxe de Merlin », par exemple, « paradoxe temporel inverse, dual, de celui qui agite la science- fiction depuis les origines, celui des voyages temporels […] » (GIL, p. 329), rejoint la cohorte des « paradoxes spatio-temporels dont le monde menace son sens, tout leibnizien, de sa propre identité (être, sans interruption, indiscernable de soi-même, être soi dans tous) » (LB, p. 223). Manifestement, le paradoxe provoque donc une fibrillation du texte, en décousant brutalement l’ordonnancement que la logique menait entre les concepts avec autant de rigueur que de patience. Comme son nom l’indique, il repousse l’opinion commune, et surtout, au sein du texte, il a l’avantage de freiner ou modifier brutalement le tempo de la réflexion et de la lecture. Dans ce réseau ferroviaire – métaphore employée par Roubaud à propos de sa propre entreprise de mémoire (BW, p. 46) –, le paradoxe est doté de la capacité d’actionner les aiguillages de l’écriture, d’organiser et de relancer prestement un discours éminemment réflexif et complexe qu’une philosophie acclimatée abonde.
« MANIÈRE DE FAIRE »… DES TEXTES
26Ce n’est donc qu’au prix d’un effort calculé et réflexif que l’écriture pourra faire se relever du double deuil : deuil d’Alix et du « projet » initial. Empruntant à la philosophie, on va voir que le ‘grand incendie’ réussit sa métamorphose en exercice spéculatif en prenant pour tuf une mémoire savante – sans toutefois faire abstraction d’une visée (auto)fictionnelle assumée. Son scripteur parvient à rendre les frontières discursives poreuses – s’appuyant stratégiquement sur des notions ou des références qui possèdent une ou plusieurs acceptions… philosophiques. Car, discrètement, le projet et l’écriture du ‘grand incendie’ tentent bien de répondre à des questions à proprement parler « ontologiques ». Qui est ce moi empêtré dans un temps qui fuse en lui, non maîtrisable, mais que l’écriture pourrait idéalement débrouiller en le cadençant par ces « moments de prose » ? Comment donner ou trouver une forme à ce millefeuille qu’est une vie scandée d’écritures et de lectures ? Comment figurer ces entrelacs, ajouts et repentirs, accrocs et lacunes de la mémoire avec son lot d’imprécisions, d’infidélités ? Autant d’éléments qui viennent justifier ce système rhizomatique de ramifications, d’incises et de bifurcations, et ce texte monumental numéroté à la manière de Bourbaki et… Wittgenstein : « Un signe mineur et extérieur de l’influence du Traité de Bourbaki (que celui-ci partage avec le Tractatus de Wittgenstein) qui joue un rôle souvent jugé ‘terroriste’ vis-à-vis du lecteur, est l’abondance des ponctuations par chiffres : ... 1. 1. 6 ; ... 1. 3. 9 ; ... 2. 2. 2 ; ... 3. 1. 6 » (PO, p. 522).
27Le premier volume nous renseigne : « La poésie est pour moi une activité formelle, tout autant qu’une forme de vie » (GIL, p. 18825),phrase qu’on peut lireun peu rapidementcomme un jeu de mots doublé d’une allusion à un concept wittgensteinien. Toutefois, si j’en crois Jean-Pierre Cometti, Wittgenstein « soutenait que la vie humaine échappe en elle-même à toute détermination stable, et que les “formes” sous lesquelles elle se présente – c’est-à-dire à la fois ce qui lui donne son style et son organisation – lui viennent de l’extérieur […]26 ». L’expression « forme de vie » a hérité de cette ambivalence ; « elle désigne à la fois un mode de vie, un aspect, une organisation ou une configuration spécifique27 ». Or, en centrant sa réflexion sur ce qu’il appelle des « jeux de langage », Wittgenstein a mis en relief la pluralité des usages et des situations de communication que recouvre l’apparente homogénéité des actes de langage. Et Sandra Laugier de confirmer :
Quel est le problème posé par Wittgenstein ? C’est précisément celui de la signification à donner à “ce que je dis” dès lors que je suis pris dans des usages, dans un contexte […]. « Le » langage n’existe que dans ses usages, ces usages sont communs, partagés, et ils sont intégralement solidaires d’un arrière-plan de pratiques…28
28Bref, la reprise et l’inflexion de la « forme de vie » wittgensteinienne permet à Roubaud de faire la démonstration que la mise en souvenir des situations passées qui foisonnent, passe prioritairement par un travail langagier : « Tous ces jeux, comme tous les jeux, comme tous les jeux de langage, étaient des modes de révélation, des mises en paroles d’une forme de vie, et donc nécessitaient le mouvement. » (LB, p. 310). Ce jeu du langage dans le langage, « l’air de famille » (autre locution typiquement wittgensteinienne) couplé aux contraintes oulipiennes concourent à rejeter la doxa qui ne verrait en l’Oulipo qu’un ludisme formaliste bon enfant et un peu vain.
@ 49. Il y a un jeu (des jeux) de langage oulipien (je prends ‘jeux de langage’ au sens de Wittgenstein) et ce Grand Jeu des Contraintes (qui a des visées assez semblables au Grand Chant des Troubadours) est lié (toujours suivant Wittgenstein) à une ‘forme de vie’, qui est celle du groupe et qui donne aux œuvres oulipiennes leur ‘ressemblance familiale caractéristique’ (BW, p. 229)
29Dans cette perspective, le paradoxe braque un éclairage sur le logos devenu à l’image d’un monde pluriel, sceptique et onduleux, marqué par des références incessantes au nominalisme : ainsi, « le paradoxe de Goodman est un paradoxe de sceptique. Il utilise la certitude inscrite dans la langue pour la mettre en contradiction avec elle-même » (LB, p. 235). Naturellement, le problème de l’induction est celui de la légitimation de certains énoncés contrefactuels (si elle avait été frottée, cette allumette…), dispositionnels ou nomologiques29. Du coup, si l’on considère que le langage prime, que certaines vérités sont en conflit et, enfin, que le monde n’est finalement qu’une « version », son caractère d’absoluité qui portait la négativité du deuil, de l’échec du projet, s’estompe, renversée par une pluralité relativisante – et surtout poétique. Le tout sans que soit perdu la rigueur essentielle à cette « manière de faire des mondes » (worldmaking) seule apte à élaborer une version pertinente et correcte de ce monde, « par l’application et la projection d’un schéma symbolique sur un domaine de référence ».
30Si Goodman fascine Roubaud (au point, rappelons-le, d’emprunter facétieusement un homonyme), c’est bien par l’utilisation et le dépassement volontariste qu’il propose de la notion leibnizienne de « possible ». Goodman estime en effet (comme Lewis) : « loin d’affirmer que le monde réel n’est que l’un des mondes possibles, nous devons renverser notre vision du monde car tous les mondes possibles font partie du réel30 ». Voici que s’ouvre un espace dans lequel conditionnel et contrefactuel jouent et rejouent le monde tel qu’il va – et l’on sait qu’il ne va pas toujours comme on le voudrait. Dans cet univers motile, le poids de la souffrance et du réel est contrebalancés par le déploiement scriptural de l’écriture. Or, « qu’y a-t-il de plus proche d’un monde possible qu’un monde qui a été ? » (GIL, p. 99). Du premier volume à La Dissolution, la locution « monde possible » n’a de cesse de faire retour. On ne compte pas moins de dix-sept occurrences de cet emprunt à Goodman qui, de façon un peu subtile, s’incurve progressivement en une forme plus idiolectale : « Il me faut créer un monde possible de prose » (LB, p. 283). Les mentions philosophiques ne rigidifient ainsi pas le cours de celle-ci, bien au contraire : elles lui permettent d’échafauder des hypothèses, de prendre des cours multiples, de se donner à cœur joie des possibilités inédites que font saillir les incises et qu’aménagent les bifurcations. Car le scripteur n’hésite plus à imaginer que le monde que nous habitons ne serait qu’une « version » plus ou moins fictionnelle.
31Après une lecture plus attentive, on convient aisément que Roubaud s’autorise à « piocher », si j’ose dire, dans les thesauri philosophiques pour mieux en façonner les notions dans le sens de son projet. Non pas tant pour faire un usage despotique du concept, se souciant de mettre au pas le monde, ses représentations et l’écriture, que pour célébrer les possibles pluriels que la philosophie permet. Quitte à biaiser un peu : « On reconnaîtra ici les hypothèses sous-jacentes à ma “solution fictive” du paradoxe de Goodman, paradoxe logique de l’induction. » (LB, p. 249).
32Au fond, on comprend mieux pourquoi les références de la philosophie continentale (pour ne prendre que cet exemple) s’absentent des pages du ‘grand incendie’, tant les démarches s’excluent. Dans Glas, ou Marges de la philosophie, JacquesDerrida, par exemple, confiait à la littérature la mission de dire l’impensé de la philosophie. Mais, tandis que « la philosophie tend à se prémunir contre toute contamination de ses théories par le fictionnel ou plus généralement par l’écriture qui font retour en elle et ouvrent un espace de jeu31 », Roubaud suit l’itinéraire inverse, empruntant les concepts à la philosophie pour mieux les (laisser) jouer dans son écriture. Ce jeu dans la philosophie, cette philosophie enjouée, anecdotique, se retrouve encore dans l’utilisation à des fins narratives du paradoxe goodmanien de l’induction et des exemples issus de l’opposition Blert/Vleu (Grue).
À son commencement se trouve la discussion d’un autre paradoxe, celui-là récent, connu sous le nom de paradoxe de l’induction, ou paradoxe de Goodman, du nom de son « inventeur », le « trouveur » logicien Nelson Goodman. Le temps est essentiel à ce paradoxe, mais comme réel non discuté… (LB, p. 233).
33Goodman dans Fait, fiction, prédiction avance en effet que nous bâtissons nos inductions sur la temporalité et l’habitude, celles-ci nous portant, selon l’exemple célèbre, à préférer « vert » plutôt que « vleu ». Laissons-lui la parole :
Supposons que toutes les émeraudes examinées avant un certain instant t soient vertes. À l’instant t, nos observations confirment donc l’hypothèse : toutes les émeraudes sont vertes. Ce qui est conforme à notre définition de la confirmation. […] Soit le prédicat « vreu » qui s’applique à toutes les choses examinées avant t, pour peu qu’elles soient vertes et à toutes les autres choses pour peu qu’elles soient bleues. Alors, à l’instant t on a, parallèlement à chaque énoncé factuel affirmant qu’une émeraude est verte, un énoncé factuel affirmant que cette émeraude est vreue. Les énoncés disant que cette émeraude a est vreue, cette émeraude b est vreue, et ainsi de suite, confirmeront donc tous l’hypothèse générale : toutes les émeraudes sont vreues32.
34Ergo (j’ose dire) Goodman perçoit dans son paradoxe des émeraudes vreues une objection contre ce qu’il appelle les théories syntaxiques stricto sensu de la confirmation, c’est-à-dire celles qui ne tiennent compte que de la forme logique des énoncés pour déterminer les relations confirmationnelles. Entre deux termes logiques, nous donnons notre préférence au plus enraciné (« entrenched »), celui qui a « biographie plus impressionnante », celui avec lequel on a davantage « projeté » dans le passé. Ainsi, les raisonnements inductifs dépendent non seulement de la forme logique mais de la relation antérieurement entretenue avec les termes, de leur « biographie plus impressionnante », selon les mots de Goodman. « Biographie » ? Le mot fait rêver Monsieur Goodman, ou plutôt Roubaud. Au point que deux fois au moins, à des centaines de pages d’intervalles (LB, p. 234-235et BW, p. 253-555), figure, à l’identique, une chronique imaginaire, celle de « La couleur des yeux de la femme de Goodman », dont les ressemblances biographiques frappent le lecteur, invité à décrypter ce passage comme une confession oblique :
Goodman avait eu une jeune femme, qu’il aimait beaucoup. Tous les matins en s’éveillant (il s’éveillait tôt) il la regardait dormir, et, plus tard, quand elle s’éveillait à son tour, il lui disait : « Ce que j’aime par-dessus tout ce sont tes yeux ; tes beaux yeux bruns. » Elle souriait et ne disait rien.
Un matin, Goodman se sentit troublé. Sa jeune femme dormait, sous ses paupières ses yeux n’étaient pas visibles et il se dit : « Et s’il se trouvait que ses yeux fussent verts, ou bleus, je ne pourrais le supporter. Elle s’éveilla, lui sourit, ses yeux étaient bruns comme tous les autres matins, mais il ne fut pas rassuré.
« Qu’as-tu ? » lui dit-elle à quelque temps de là ; car le trouble de Goodman n’avait pas cessé : il était devenu une angoisse qui ne lui laissait pas de repos.
« Je t’aime, lui dit-il. J’aime particulièrement tes yeux quand tu t’éveilles et que je les regarde pour la première fois de la journée. J’aime tes yeux parce qu’ils sont bruns. Mais comment puis-je être sûr qu’ils le sont ? je n’aimerais pas découvrir qu’ils sont bleus ou verts ».
35Chacun sait que c’est la jeune épouse qui trouve la solution à ce paradoxe : « Et il en fut ainsi : tous les matins, tant qu’elle vécut encore, il regarda ses yeux au moment de son réveil, et ils furent bruns » (LB, p. 235 et BW, p. 255). Surtout, on voit comment le champ composite de la philosophie analytique33 abonde l’écriture de Roubaud. Il figure un réservoir aussi imaginaire que conceptuel, à remettre en jeu ou narrativiser. La profusion conceptuelle que la philosophie autorise, les parages de la logique et de la mathématique qu’elle permet d’aborder, et, enfin, le sentiment d’étrangeté qu’elle instille dans les replis de l’ordinaire et du quotidien en font une cornucopia infinie. De sorte que la fascination exacerbée pour les assertions wittgensteiniennes à la fois singulières et mouvantes est significative de l’appétence roubaldienne pour les savoirs.
36 À cela, on peut ajouter que le destin du philosophe autrichien, qui s’estimait si mal compris de son vivant, quittant brusquement de confortables positions académiques à Cambridge pour revenir en Autriche, sous le tablier d’un exigeant mais érémitique instituteur, tantôt d’un modeste aide-jardinier, suscite l’admiration de Roubaud, comme il a subjugué, dans un tout autre registre il est vrai, Thomas Bernhard34. Wittgenstein seul contre tous, puis plus ou moins rabiboché avec ses pairs et revenu en Angleterre perfectionner et réécrire le Tractatus et Les Investigations philosophiques (publiées à titre posthume), possède cette étoffe des héros de la pensée. Le voici également montré arcbouté contre le langage et ses pièges, sa volonté de savoir intacte, mais cependant toujours remodelée, jamais dogmatique ni figée, à l’instar de ce texte unique devenue son ombre portée, sachant qu’au fil des rééditions du Tractatus, la réécriture s’est intensifiée et que Les Investigations (particulièrement la seconde partie, publiée à titre posthume) constituent en partie une réfutation du Tractatus, ébranlant la cartographie d’une pensée se refusant à la quiétude et faisant du scepticisme son moteur. De façon analogue à un grand incendie qui aurait détruit les formes totalisantes et perfectionnistes, ne laissant que des traînées de cendres, les paragraphes numérotés sont, selon le mot de Wittgenstein, des « « résidus » d’investigations philosophiques » mais dont l’auteur assume in fine le statut aporétique :
Mon intention, dès le début, était de rassembler tout ceci en un volume, dont je me faisais à différentes époques, différentes représentations quant à la forme qu’il prendrait […] Après maintes tentatives avortées pour condenser les résultats de mes recherches en pareil ensemble, je compris que ceci ne devait jamais réussir. (T, p. 111)
37Dans ce mouvement incessant pour se débarrasser des scories du discours, Wittgenstein s’était attaché à décrire un dehors du langage acharné à se défaire des illusions communes, forme pure, logique : « Pour pouvoir représenter la forme logique il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde »(T, p. 83-84). Toutefois, ce dehors est devenu indicible. En songeant à cet aveu d’échec, peut s’établir une analogie entre le Tractatus et le monumental ‘grand incendie’ (« traité de mémoire »), œuvre consciente de son ampleur et de son ressassement, à la fois cathédrale hypertextuelle et stratification mémorielle. Le retournement de la philosophie sur son flanc langagier avait autorisé le philosophe autrichien à rabattre bord à bord l’acte d’écrire avec celui de philosopher, geste qui, somme toute, ménage des parages dans lesquels philosophie, logique et littérature n’ont plus à se mesurer. Et c’est dans cette confluence que l’écriture de Roubaud parvient à s’infiltrer.
38En optant pour des « jeux de langage », notion qui remplace dans les versions ultérieures celle trop rigide de « calcul », Wittgenstein, on le sait, achève effectivement de « décrocher » le langage de ses errances philosophiques habituelles ; de fait, les commentateurs remarquent qu’« à l’essence unitaire affirmée du langage dans les premières versions du Tractatus, succède la pluralité35 ». Si la philosophie manifeste habituellement un « mode de pensée icarien qui se purifie en s’élevant pour ne pas se laisser prendre au piège que lui tend la réticulation figurale36 », tandis que la littérature se méfie souvent ironiquement mais par-dessus tout de la prétention à la vérité, Roubaud n’hésite pas à s’appuyer sur les références de la philosophie analytique afin de frayer un chemin dans la forêt touffue des mots, d’associer rigueur et invention. Car toujours, les hypothèses sont en tant qu’« irresponsable philosophique » bien plus séduisantes pour leur « charme », que leur « vérité » (BO, p. 237).
39Et P. Macherey fait bien de rappeler à quel point la philosophie littéraire, « dans la mesure où elle est inséparable des formes de l’écriture qui la produisent effectivement, est une pensée sans concepts dont la communication ne passe pas par la construction de systèmes spéculatifs assimilant la recherche de la vérité à une démarche démonstrative37. » Mais, à vrai dire, en dépit de leur austérité conceptuelle, les philosophes logiciens construisent sans inhibition les locutions verbales (comme Roubaud invente les « moments-proses ») qui leur sont utiles, et confèrent aux mots les plus usités des sens particuliers que leurs exégètes et continuateurs s’ingénient à moduler, à remodeler. La rigueur philosophique leur évite l’écueil d’un lyrisme mou et retourne la gangue du quotidien. Car la démarche de la philosophie analytique consiste non pas à ignorer le langage dans son usage quotidien mais plutôt à renouveler la réflexion à partir de celui-ci. Les commentateurs n’ont pas manqué de souligner dans cette philosophie la « fin du ton grand seigneur » et « la banalité ostentatoire des actes de parole proposés38 ». Ainsi, sous les auspices goodmaniens et wittgensteiniens, les « jeux de langage » permettent-ils de redistribuer plus favorablement et imaginativement les situations.
40Cette pluralité des mondes, de langages est ainsi à même de surgir de ces « formes de vie » scandées par la régularité quasi monacale que Roubaud ne se prive pas de décrire par le menu dans ‘le grand incendie’. Après le rituel du petit déjeuner, le voilà allumant aux aurores son MacIntosh, recensant les menus incidents qui parsèment le temps qui file, le délestant du joug de la répétition et de la finitude et le vouant à une écriture qui emprunterait à la philosophie wittgensteinienne ses « exercices thérapeutiques ». Le tout sans prétention : « Je m’éclaire d’une ampoule nue à mon plafond, sans doute la seule chose que j’aie en commun avec l’auteur des Investigations Philosophiques » (DI, p. 200).
41Lointains cousins des « expériences de pensée », qui engagent si souvent la réflexion des philosophes et des physiciens dans des prémisses contrefactuelles destinées à mieux révéler ce qui est celé sous la surface des apparences, les « jeux de langage » possèdent la labilité requise pour mettre en scène les complexes dispositifs de la narration du ‘grand incendie’ : « ce ne sont, en définitive, que des conditions personnelles de fonctionnement dans un jeu de langage, auquel vous êtes convié, et qui dépendent en grande partie des circonstances même de la mise en route du récit. » (GIL : 49) Et quand le récit devient ainsi un véritable laboratoire d’expériences, d’idées, d’écriture, le scripteur comprend qu’il faut substituer progressivement au cordeau du proto-projet, l’étoilement d’une écriture qui accompagnerait la vie, puisant ses références dans une philosophie redevenue sapience, non intimidante, au sein de laquelle langage, je/jeux et monde entretiennent d’étroites relations. Et si en définitive, il faudrait prendre au mot cette remarque de Wittgenstein : « La philosophie, il faudrait n’en faire que sous forme de poèmes39 » ?
Notes
1 Analysant les savoirs à l’œuvre dans L'Abominable Tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart, et autres vies plus ou moins brèves (Seuil, 1997), sous le vocable générique d’« érudition », N. Piégay-Gros (L’Érudition imaginaire, Genève, Droz, 2009) intègre la prose roubaldienne dans une série (initiée notamment par Flaubert) qui ferait éclater le discrédit d’un savoir réifié innervant la littérature depuis le XIXe siècle.
2 « […] la place R14 est en bordure d'allée, je n'ai personne à ma droite. Dès que je suis assis avec une poignée de bulletins de demandes de livres, je suis dans mon domaine, mon royaume, mon silence. » (GIL, p. 236). Dans ce texte, les éditions et abréviations suivantes seront utilisées : ‘le grand incendie de londres : récit, avec incises et bifurcations (GIL), Seuil, 1989 ; La Boucle (LB), Seuil, 1993 ; Mathématique : (MA), Seuil, 1997 ; Poésie : (PO), Seuil, 2000 ; La Bibliothèque de Warburg – version mixte (BW), Seuil, 2002 ; La Dissolution (DI), Caen, Nous, 2008.
3 Voir S. Roux, « The Emergence of the Notion of Thought Experiments » dans Thought Experiments in Historical and Methodological Contexts, Leyde, Brill, 2011, p. 3-36.
4 Ce dernier opus a fait l’objet d’une savoureuse analyse par A. Schaffner (« L’écriture des vies imaginaires par Jacques Roubaud ») lors du présent colloque.
5 Voir, par exemple, J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, Minuit, « Le Sens commun », 1988.
6 M. Macé, Le Temps de l'essai, Belin, 2006.
7 P. Macherey, À quoi pense la littérature ? – exercices de philosophie littéraire, P.U.F., 1990.
8 Ibid., p. 11 (nous soulignons).
9 Sur ce propos, je renvoie volontiers à l’ouvrage de J.-Fr. Marquet : Miroirs de l’identité : la littérature hantée par la philosophie, Cerf, 2009.
10 « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales… », R. Descartes, Les Principes de la philosophie, « Lettre-préface », dans Œuvres, IX-2, CNRS-Vrin, 1989, p. 14.
11 « […] la position lussonienne d’alors était beaucoup plus ample, plus générale, largement philosophique. » (MA, p. 81).
12 « Wittgenstein et la tradition philosophique : peut-on se passer de l’histoire de la philosophie ? », dir. Ch. Chauviré et J.-M. Vienne, Philosophie analytique et histoire de la philosophie, Vrin, 1997.
13 Ch. Chauviré et J. Sackur, Le Vocabulaire de Wittgenstein, Ellipses, 2003, p. 38.
14 Les malentendus grammaticaux entrent ainsi en contradiction pour le premier Wittgenstein (celui du Tractatus) avec la logique. « La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison nous ne pouvons absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu’elles sont dépourvues de sens » (L. Wittgenstein, Tractactus logico-philosophicus, dorénavant abrégé en T, Gallimard, 1961 [1922], p. 84). L’entreprise que cherche à mener à bien Wittgenstein dans son premier ouvrage le conduit à se détourner du langage ordinaire et à proposer un symbolisme artificiel qui, lui, le soit, c’est-à-dire une sorte de « langage idéal ». Par la suite, Wittgenstein affirmera que la pensée n’existe qu’incarnée dans des langages qui sont essentiellement des réalités historiques, et donc changeant selon les époques et latitudes. Voir Fr. Schmitz, Wittgenstein, Les Belles Lettres, 1999, p. 37 sq.
15 Plus loin, Roubaud revient sur autre distinction wittgensteinienne qu’il a « faite [s]ienne en la déformant (inévitablement en la déformant). C’est donc une distinction, qu’il faut attribuer non à Wittgenstein lui-même, mais à un “pseudo-Wittgenstein” (comme, pour qualifier telle prose de l'époque médiévale, on parle de la « chronique du “pseudo-Turpin”) » (BOU, p. 251).
16 Je souligne.
17 Fr. Schmitz, « Introduction » dans Philosophie analytique et histoire de la philosophie, éd. J.-M. Vienne, Vrin, 1997.
18 Ph. Zard, « Littérature et philosophie : un vieux différend », Littérature et philosophie, dir. A. Tomiche et Ph. Zard, Valenciennes, Presses de l’Université d’Artois, 2002, p. 9.
19 « Aussi la philosophie garde-t-elle toujours ses prérogatives lorsqu’elle entre en lice, en vertu de l’absolue préséance de la proposition conceptuelle sur le caractère brouillé du fait littéraire, dont le mode de survie aura été, depuis toujours, la mobilité et la variabilité. »Cornélius Crowley, « Le motif philosophique et sa mise à l'épreuve », Littérature et philosophie, op. cit., p. 23.
20 « Aujourd’hui, la forme dominante de l’écrit philosophique est l’exposé ou la Dissertation. Au cours des siècles, les philosophes ont écrit des Traités, des Systèmes, des Dialogues, des Éléments, des Problèmes (ainsi la Critique de la raison pure), des Lettres, des Contes, des Commentaires, des Livres de théorèmes, des Méditations, etc. Dès lors, pourquoi pas des romans aussi bien que des drames, des confessions et des chants ? » (V. Descombes, Proust et la philosophie du roman, Minuit, 1987,p. 24).
21 Ch. Reggiani, à ce propos, indique que « la distorsion ainsi infligée à la pensée lucrétienne est considérable […]. Alors que la déclinaison lucrétienne s’applique exclusivement à la structure atomique du réel, le clinamen oulipien apparaît comme un “jeu” introduit dans une structure verbale par l’auteur lui-même, et par là comme une trace de sa liberté subjective. L’Oulipo confond donc le clinamen avec ce qui en est logiquement la conséquence au plan éthique. », Poétiques oulipiennes, Genève, Droz, 2014, p. 23.
22 R. Queneau, Pierrot mon ami, Gallimard, « Folio », 1985 [1942].
23 P.-A. Huglo, Le Vocabulaire de Goodman, Ellipses, p. 46. Voir aussi J. Morizot et R. Pouivet, La Philosophie de Nelson Goodman, Vrin, 2011.
24 CNRS, CERN, SAGAR SCIENCE, « Le noir de la nuit », Faut-il croire au big bang ? http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosbig/decouv/xcroire/noir/niv1_1.htm (page consultée le 10/01/2017).
25 Nous soulignons.
26 J.-P. Cometti, le Journal des Laboratoires, Aubervilliers, mai-août 2011. Consultable en ligne le 26 février 2017 à l’URL : http://www.leslaboratoires.org/article/formes-de-vie-par-j-p-cometti/des-formes-de-vie.
27 Id.
28 S. Laugier, « Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein », Noesis, n° 14, 2008. Consultable en ligne le 26 février 2017 à l’URL : http://noesis.revues.org/1652.
29 P.-A. Huglo, Le Vocabulaire de Goodman, op. cit., entrée « Conditionnel, contrefactuel » p. 11 et entrée « Problème de l’induction », p. 32.
30 Voir N. Muzili, « De l’usage des mondes possibles en théorie de la fiction », dans Klesis : La philosophie de David Lewis, n° 24, 2012.
31 Ph. Sabot, Philosophie et littérature – approches et enjeux d’une question, P.U.F., 2002.
32 Faits, fictions et prédictions, Minuit, 1985, p. 205-206.
33 Entre l’ironie de Richard Rorty et la construction par John Searle d’une description objective du phénomène subjectif de la conscience représentationnelle, difficile de parler de philosophie unique. Sur ces problèmes voir : Lectures de la philosophie analytique, éd. Sandra Laugier et Sabine Plaud, Ellipses, 2011.
34 Voir Corrections (Korrektur), Gallimard, 1978 [1975] et Le Neveu de Wittgenstein (Wittgensteins Neffe), Gallimard, 1982 ainsi que la pièce de théâtre, Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss), L’Arche, 1997.
35 Wittgenstein ?
36 C. Crowley, art. cit., p. 24.
37 P. Macherey, op. cit., p. 198.
38 C. Crowley, art. cit., p. 41.
39 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. fr. G. Granel, TER, 1984, p. 35. Cité par P. Macherey, À quoi pense la littérature ?, op. cit., p. 7.