« L’ARCHIVE FANTÔME LA MÉMOIRE ».
JACQUES ROUBAUD MULTI-MÉDIÉVISTE

Par Mireille SÉGUY et Nathalie KOBLE
Publication en ligne le 28 août 2018

Texte intégral

1Jacques Roubaud doit beaucoup au Moyen Âge, ou, plus exactement, le Moyen Âge lui doit beaucoup. Ses lectures lui ont fait traverser des continents littéraires, des langues, qu’un médiéviste même abordera rarement en parallèle au cours de sa propre activité scientifique : des troubadours à la lyrique de la fin du Moyen Âge, en passant par les romans arthuriens, en prose comme en vers, le théâtre religieux, les traités de théologie. La littérature médiévale est parcourue dans sa diversité linguistique et sa mouvance manuscrite. Aucune barrière linguistique n’a freiné la lecture et l’appropriation des textes : l’italien de Dante, le moyen anglais de Chaucer, l’occitan des troubadours, l’anglo-normand, le latin monastique, la langue d’oïl du vers et de la prose, des trouvères et du roman… Et ces lectures ont nourri une écriture à la fois critique et inventive, qui fut à son tour source de réflexion, de création et de collaborations multiples1.

2Si cette multitude venue du Moyen Âge est omniprésente dans l’œuvre roubaldienne, elle est néanmoins difficile à ressaisir dans les liens spécifiques qu’elle tisse, d’une part, entre les textes médiévaux eux-mêmes et, d’autre part, avec le(s) Projet(s) d’ensemble de l’auteur. Elle nourrit le travail d’écriture en colorant de sa présence tous les gestes de l’écrivain, qui construit dans ce dialogue entretenu avec l’altérité médiévale (pour le dire avec Paul Zumthor) une signature, une identité qui traverse et renverse les temps, téléporte Roubaud dans les ateliers de copistes, fait de la « manuscriture » et de la « mouvance » textuelle (Zumthor2) un régime d’écriture contemporain et tourné vers l’avenir, expérimental. Une identité revenante, au sens fort, dont l’interface est la mémoire, dans sa dynamique propre : à la fois outil prodigieux et expérience spécifique du temps et de l’invention, de l’identité dans le multiple, espace de compilation, de répétition et d’appropriation du passé, qui ne va jamais sans son envers créatif et destructeur, la lacune, l’oubli. Aussi les œuvres de Roubaud ne se contentent-elles pas, si l’on peut dire, de faire revenir dans notre contemporain le Moyen Âge dans ses langues, ses formes, ses thématiques et ses auxiliaires de pensée ; elles reposent sur l’exploitation de quelques-unes de ses structures profondes, elles proposent, chacune singulièrement, mais toujours en réseau les unes avec les autres, une sédimentation de l’ensemble de ces traits, qui, inextricablement entremêlés, témoignent d’une forme de vie patiemment explorée au fil de toute une existence.

3Nous avons voulu montrer un exemple de cette « vive soudure », comme le dit Villon, en partant d’une œuvre récente, écrite en collaboration avec Anne Garréta, Éros mélancolique3. Cette fiction met en œuvre le multiple jusque dans son dispositif narratif et sa signature dédoublée. Et le roman exhibe dans son titre même un moteur fondamental d’écriture dans l’œuvre de Roubaud, pensé et reconfiguré sous sa plume à l’aune de ses lectures médiévales.

ÉROS MÉLANCOLIQUE : ROMAN

4Éros mélancolique est un roman oulipien : il emprunte pour les initiés à Queneau, à Perec, et repose sur un ensemble de contraintes plus ou moins explicites4. Notre ambition n’est pas ici de mettre au jour l’ensemble de son cahier des charges, mais de montrer combien l’éros mélancolique, concept roubaldien exploré au fil d’une œuvre protéiforme, y est matriciel : ce roman en déploie les multiples facettes inventives, de l’intrigue aux procédés d’écriture, et jusqu’au choix d’une double signature qui introduit du « trouble dans le genre ». « Éros mélancolique. Roman » : dans sa transparence apparente, le titre du livre est en lui-même un écran mémoriel sur lequel se projette pour le lecteur roubaldien un ensemble enchevêtré de réflexions critiques, elles-mêmes suscitées par des lectures multiples. Cette revenance textuelle, si elle est massive, n’a rien d’aléatoire : elle procède, chez Roubaud, par ce que l’on pourrait appeler des chaînes inventives, où la mise en regard des textes conduit à la mise au jour de propositions théoriques novatrices. Éros mélancolique. Roman formalise dans son titre les résultats obtenus à l’aide de deux chaînes de lecture, fondamentales pour l’ensemble de l’œuvre roubaldienne.

5La première de ces chaînes confronte trois continents littéraires médiévaux, qui ont une inscription linguistique, géographique et temporelle bien distinctes, mais qui dialoguent entre eux : la poésie des troubadours, la prose cyclique arthurienne et la Divine Comédie de Dante. Dans son essai sur les troubadours, on le sait, Roubaud articule l’invention du chant d’amour autour d’une bipolarité fondamentale, qui met en tension l’élan amoureux et poétique avec sa face sombre, la puissance dissolvante de la mélancolie5. Toute la poétique des troubadours, nous dit-il, doit être pensée comme un équilibre précaire entre ces deux pôles, la mesure du chant s’efforçant de contrer la force destructrice de son envers mélancolique. Pour élaborer sa réflexion, en l’absence de tout texte théorique contemporain des troubadours, Roubaud croise l’étude formelle du corpus poétique et l’analyse du premier grand cycle arthurien qu’est le Lancelot en prose : la prose romanesque est alors lue comme une fiction théorique, qui déploie en récit et rend structurellement manifestes les lignes de force qui soutiennent l’invention du grand chant.

6Cette confrontation, saisissante, permet à Roubaud d’avancer des propositions fortes sur les deux mondes d’écriture que sont la poésie et le roman au Moyen Âge, propositions qu’il réinvestira pour penser le roman comme genre et la prose comme régime d’écriture6. Le roman selon Roubaud est chute d’une énigme : il montre (le verbe est emprunté à la fois à Wittgenstein et aux romanciers médiévaux) de façon paradoxale (c’est-à-dire par des mystères) une énigme première, qui ne se donne pas. Roubaud lit en ce sens le grand cycle en prose du Lancelot : parallèlement au Graal, la prose romanesque déploie dans le temps du récit (et dissout) l’énigme d’amour que chante la canso7. Cette mise en regard entraîne une proposition théorique implicite importante : malgré son désir affiché d’exhaustivité, sa clôture apparente, la prose romanesque cyclique repose sur une poétique de l’incomplétude. D’emblée pensé comme lacunaire, le roman est « fantômé », « ghostwrité8 », pour reprendre Éros mélancolique, par l’autre monde de la poésie et du chant, in absentia ; il n’est, comme ‘le grand incendie de londres’, en minuscules, qu’un double incomplet, l’ombre portée d’un projet, un « ailleurs du trobar9 ».

7Dans Éros mélancolique, cette présence en absence est non seulement portée par le dispositif d’écriture, nous y reviendrons, mais elle est réfléchie dans le récit : l’histoire de Goodman, le personnage qui rejoue l’amour de loin en tombant amoureux d’une figure féminine inaccessible, fait revenir la mémoire de la chanson en son absence : la canso de Jaufre Rudel hante le texte10 ; dès la toute première anomalie qui vient perturber la transmission de l’histoire qu’on nous donne à lire, c’est sa mémoire qui refait surface, et qui revient à l’identique ou légèrement modifiée, pour figurer l’expérience amoureuse que vivent les hommes du roman, le protagoniste comme ceux qui en transmettent l’histoire11. Mais la chanson en elle-même reste toujours hors-champ, sa mémoire elle aussi « comme frappée d’aveuglement12 », et le roman n’en dit, en prose, que ce qui en fonde la perte. Anachroniquement, le chapitre final d’Éros mélancolique, « we fade to gray », rejoue cette dynamique spectrale : son titre est celui d’un « tube » des années 80, celui du bien nommé Steve Strange, le chanteur du groupe Visage, qui chante, à deux voix (homme et femme), en deux langues (le français et l’anglais), l’énigme de la perte, ou plutôt de l’amour de/dans la perte. Histoire d’une perte démultipliée, Éros mélancolique est donc un roman au sens roubaldien du terme, qui porte aussi bien sur le sentiment de la perte amoureuse que sur l’amour (mélancolique aussi) de la langue auquel nous confronte le trobar médiéval : « la langue perdue crée une distance exceptionnelle. Comme nulle part ailleurs l’amour de la langue, s’il tente de s‘approprier cette poésie, dont le moteur unique est l’amour, se trouve devant elle comme devant un amour de loin13 ».

8Á vrai dire, avant les cycles en prose, la mise en récit des énigmes du grant chant rendait déjà manifeste, Roubaud le sait bien, une réflexion sur la monstration et la mort du chant14. Mais la prose du Lancelot, par la prolifération de sa matière et sa structure entrelacée, déploie précisément, pour Roubaud, de façon « ostensive », la tension qui fonde son interprétation du trobar. Le Lancelot ne montre pas un unique amour, mais une pluralité diffractée sur une multiplicité de personnages et de relations triangulaires, qui structurent le cycle. Dans cet ensemble, c’est Galehaut le géant, qu’on pourrait rapprocher de l’ogre de la psychanalyse, qui figure l’éros mélancolique et ses dangers : il n’est pas seulement le personnage qui aime d’un amour désespéré Lancelot, il est aussi conçu par Roubaud comme une véritable allégorie de l’éros mélancolique15. S’il permet, par amour, à Lancelot d’embrasser la reine, Galehaut, en se substituant dans la triangulaire au roi Arthur, est aussi celui qui menace gravement l’équilibre et la joie de la cour, par son amour. Lecture originale et singulière, qui s’appuie sur les variantes de la tradition manuscrite, et se nourrit des images proposées dans les manuscrits par les enlumineurs. Á l’équilibre fragile qui définit l’amour véritablement courtois, naguère relevé par Gaston Paris, Galehaut oppose une démesure mortifère, qui exclut et réduit au néant16.

9Cette interprétation donne lieu à une élaboration théorique qui propose une définition nouvelle du lien qu’entretiennent l’érotisme, la mélancolie et l’écriture. Une autre chaîne de lectures intervient ici, critiques cette fois, qui ont toutes trait à l’histoire conceptuelle de la mélancolie. Panosfky et Saxl, grandes figures de référence et disciples de Warburg, sont distanciés au profit de la lecture d’Agamben, qui rapproche les traités médicaux médiévaux du texte de Freud pour penser le lien étroit qui unit la mélancolie et la loi du désir dès le Moyen Âge17. Ces confrontations critiques vont aussi puiser dans la bibliographie érudite médiévale : Roubaud débat avec Agamben en revenant aux sources. En 1914, dans un long article qui a fait date, un spécialiste de Chaucer, Lowes, avait mis en évidence un véritable fantôme sémantique : pendant tout le Moyen Âge les traités de médecine parlent d’une maladie de l’âme, l’amour mélancolique (« amor ereos »), dont pathologie et remède sont décrits avec précision et puisent aux sources grecques, transmises par la médecine arabe : le terme, « ereos », est un barbarisme de la langue médicale qui témoigne de ce voyage lexical. Mais dès le Moyen Âge, les commentateurs occidentaux ont réinventé la maladie en lui donnant une autre étymologie : l’« amor ereos » devient l’« amour heroicus », la « maladie des héros » : une maladie de la démesure qui détourne fatalement la puissance guerrière dans la sphère érotique18. Galehaut figure ce croisement notionnel – une lecture fine des versions du Lancelot appuie la démonstration de Roubaud, qui est aussi et avant tout, pour le poète, un débat à distance engagé avec Dante. Non seulement le Lancelot en prose allégorise et montre les deux faces du chant, démesure et mesure, mais il les rend indissolublement liées : Dante « perfide », dit Roubaud, résume l’ensemble de l’amour médiéval chanté à la face sombre de Galehaut, et défait l’entrebescar, il détruit la tension du trobar. Agamben, abondamment médité, est finalement retourné. Le philosophe italien pense la mélancolie médiévale amoureuse comme un concept syncrétique original associant le haut (celui des héros antiques et populaires) et le bas (celui du démon de midi chrétien), pour inventer, avant la Renaissance, une nouvelle vision de la mélancolie créatrice. Roubaud reprend cette association antinomique, mais il la déplace pour affirmer ce qui fait selon lui la singularité et la nouveauté du trobar : le bas n’est pas valorisé, chez les troubadours, la mélancolie n’est pas créatrice ; elle est si destructrice qu’elle est renversée, telle un pharmacon, pour donner naissance à son envers, fragile, à un autre amour : Amors, dompteur précaire de la mélancolie, graphié et entendu dans sa forme médiévale. En reprenant la morphologie du mot ancien, Roubaud invente aussi une nouvelle équivoque sémantique : amors-amorce, ce pôle positif, est « celui qui meut tout », « toujours ordonné », « toujours en mouvement, et ordonné éthiquement19 ».

10Éros mélancolique, le roman contemporain, rend-il compte de cette dynamique bipolaire, ou fait-il « chuter » le héros du seul côté de la mélancolie ? Pour suivre son parcours romanesque, Roubaud reprend les étapes de la maladie décrites par les médecins médiévaux. Si Goodman, dans le roman, a un projet photographique, « une vie mode d’emploi » qui lui permet de lutter contre le démon de midi, la mélancolie érotique en fait échouer le déroulement rigoureusement réglé au fil des heures et des jours. Et le dispositif du récit lui-même enregistre cette perturbation : répartie sur 81 sections (9 au carré) numérotées, la matière narrative fait entrevoir un désordre dans la succession des nombres, les séquences 5 à 7, qui décrivent le projet du héros, étant soustraites au début du récit pour venir s’intercaler à la fin du chapitre 6 (entre les sections 54 et 55), au moment même où le personnage déploie devant lui les 576 photographies (24 au carré) qui doivent venir combler son puzzle d’images et saisir le « cours du fleuve du temps », comme le faisait Constable, selon Roubaud, dans ses esquisses de ciels20. Et ce processus de revenance intervient au moment précis où réapparaît la femme aimée, spectre venu brouiller à la fois l’ordre du monde et la clarté des images photographiques, striées de bandes blanches parasites – nous y reviendrons. Atteint de « déréliction », avatar de l’acédie médiévale (la compagne redoutable de la mélancolie), Goodman, dit la fin du récit, « renonça21 ».

11Goodman, comme Galehaut, est un être de prose22. Double, incomplet et rêvé, de Roubaud (il ne compose pas de poésie), il est destiné à évoluer dans un monde marqué par la chute. La perturbation dont on vient de parler, contrairement à d’autres dans le texte, n’est pas sensible à la lecture : c’est qu’elle vient, non pas rompre la linéarité du récit, mais lui substituer une autre conception du temps où tout bifurque et se dédouble, où « l’archive fantôme la mémoire », pour reprendre le titre d’un des chapitres du roman. La fiction retrouve ici un principe d’écriture propre à la littérature médiévale : la mouvance.

« UNE AFFAIRE DE MANUSCRIT TROUVÉ »

12Éros mélancolique est à la fois le titre du roman signé par Jacques Roubaud et Anne Garréta, le titre d’un fichier pdf dont les deux auteurs rapportent la découverte, et celui d’un des textes contenus dans ce fichier. C’est ce dernier texte, qui forme en réalité l’essentiel du livre, qui rapporte un moment de la vie de James Goodman, personnage reparaissant de l’œuvre roubaldienne dont Christophe Pradeau a souligné la dimension fantomatique23. Il est signé par « A. D. Clifford » dont on nous suggère d’emblée qu’il s’agit d’un « ghostwriter24 ». Les circonstances de l’invention de ce texte dans le texte dans le texte (nous employons ici le terme d’invention dans sa double acception médiévale : sa mise au jour et sa forgerie) sont racontées dans les premières pages du livre. On peut les résumer brièvement ainsi : Roubaud, à la faveur d’une « quête » aventureuse sur la toile sur les traces de mathématiciens (Clifford, Cayley, Coxeter), tombe sur une page mystérieuse comportant un fichier pdf intitulé « Éros mélancolique ». Une fois le fichier téléchargé, la page disparaît de la toile. Encodé comme « image pure », ce fichier contient en fait plusieurs strates de récits, dont chacun rapporte une étape de la transmission d’un texte premier – l’Éros mélancolique signé par Clifford – originellement tapé à la machine, puis photographié. Un premier transmetteur, tombant par hasard sur des pellicules en attente de développement, les numérise et les confie à la mémoire de son ordinateur en même temps que le récit de leur découverte. Un second transmetteur récupère ce double récit sur un ordinateur acheté d’occasion, où il parasitait (où il « fantômait », pour reprendre le néologisme du texte) ses propres données. Un autre transmetteur, ou bien le même, compilera cette mémoire deux fois récupérée (accompagnée bien entendu de son propre récit de trouvaille) dans un fichier pdf lancé dans le cyberespace, où Roubaud le ramènera dans ses filets. On pourrait également résumer encore plus brièvement cette histoire de trouvailles emboîtées en empruntant au Roubaud du livre sa propre définition : « C’est une affaire de manuscrit trouvé. » Et il poursuit : « Le texte a dû passer entre plusieurs mains avant de tomber dans les nôtres […]. En tout cas, au fil des copies, au fil des transferts, des lacunes, des blancs ont surgi25 ». 

13En parallèle de la terminologie de l’informatique utilisée par Anne Garréta, ses « récupérations de données », ses « virus » et ses « erreurs dans le système », cette déclaration de Roubaud place d’emblée le récit et le dispositif complexe de mise au jour qui l’accompagne sous le signe des manuscrits médiévaux, de la manière dont ils nous arrivent, mais aussi de leur poétique propre : celle de la « trouvaille », du « trobar » ou de la « troveüre », qui en passe par une pratique et une théorisation originale de la transmission. Tous les textes médiévaux qui sont parvenus jusqu’à nous sont d’abord des « manuscrits trouvés » parce qu’ils ont été sauvés de la perte ou de l’oubli grâce à des opérations multiples et successives de copie qui en rendent la lettre immédiatement plurielle et mouvante. Comme le fichier intitulé « Éros mélancolique », qui se signale essentiellement comme texte transmis, sans auteur et sans date assignable26, et s’ouvre sur plusieurs strates de texte dont chacune transmet une copie de la précédente, sans que l’on puisse parvenir au bout du compte à un texte et un auteur inauguraux, l’œuvre médiévale est littéralement, pour nous, sans inscription première – flottement caractéristique du spectre pour Derrida27. À l’instar de l’histoire de Goodman, dont on ignore qui l’a écrite ni quand (et au fond de qui elle est l’histoire28), le manuscrit « original » vers lequel tentent de remonter les stemma des généalogies textuelles lachmanniennes – manière de boojum philologique – se dérobe toujours derrière des réfections ou des copies secondes, dont on sait en outre qu’elles étaient doublées, en amont de la mise en écrit comme en son aval, d’actualisations vocales à jamais hors de notre portée. Mais si les textes médiévaux sont des « manuscrits trouvés », c’est aussi parce qu’indépendamment des conditions de leur production et des aléas de leur diffusion, ils élaborent eux-mêmes une théorie et une poétique de la « trouvaille » qui valorise le processus de transmission tout en en brouillant les étapes et en masquant l’origine de l’œuvre : anonymat délibéré, pratique du pseudonyme ou de l’usurpation d’identité auctoriale (réelle ou fictive), évitement de la datation, rattachement à des « auctoritates » antiques librement (ré)inventées pour l’occasion, revendication d’une source obscure qui active, bien avant Saragosse, la fiction du manuscrit trouvé ou donné, ou encore de l’aventure arrivée jadis, de la chanson naguère entendue, à moins que le récit, comme le Lancelot en prose, référence romanesque privilégiée de Roubaud, ne se prétende issu des histoires racontées par les personnages mêmes dont il rapporte les aventures. Pour parler avec Michel Zink, les œuvres médiévales ancrent volontiers leur origine dans un « passé en trompe l’œil29 » délibérément travaillé pour apparaître comme passé, que la « re-membrance » opérée par la mise en écrit est supposée sauver à la fois de la dispersion et de l’oubli. Ces caractères indiciels de l’emprise du temps sont au cœur de l’Éros mélancolique de Roubaud et Garréta, enchâssement de textes et d’images dont la strate la plus ancienne, dernier « témoin survivant » de l’histoire de Goodman – pour reprendre une expression courante en paléographie – est tout à la fois flottante, fragmentaire et inachevée.

14Surtout, Éros mélancolique emprunte à la poétique médiévale l’opération d’équivalence qu’elle ne cesse de construire entre langue, texte et mémoire30. Si la lyrique médiévale, en encodant la mémoire de la langue, accélère pour Roubaud le pouvoir d’ « effecteur de mémoire » de la poésie, et si ‘le grand incendie de londres’, qui prolonge les ambages ramifiés et proliférants du Lancelot-Graal, permet de suivre au plus près les digressions, connexions, boucles et bifurcations propres à l’activité pluridimensionnelle de la mémoire, la prose également « médiévale d’esprit31 » d’Éros mélancolique s’attache davantage à formuler et à figurer la singularité et la complexité du mode de présence du passé dans le présent de la mémoire, une présence en absence à la lettre fantomatique, c’est-à-dire à la fois évanescente (le passé appartient à un monde révolu, inatteignable) et insistante (il revient pourtant). Pour ce faire, c’est essentiellement au modèle du palimpseste manuscrit – où des textes antérieurs, autres, à moitié effacés et altérés, apparaissent sous le texte – qu’Éros mélancolique a recours32. Il lui emprunte, on l’a vu, sa construction d’ensemble. Mais la pratique du palimpseste organise également toute l’écriture du récit « premier » du livre, celui de James Goodman. Bien entendu, Goodman apparaît encore ici comme un double ostensible de Roubaud, ou plus justement comme l’une de ses actualisations possibles : il en a les manies, les prédilections et les obsessions, telles en tous cas qu’elles se disent et se répètent dans le ‘grand incendie’. Nous ne nous attarderons pas sur ce point, préférant ici souligner combien la mémoire du Goodman d’Éros mélancolique, lorsqu’elle est évoquée, se présente littéralement (et littérairement) comme un palimpseste. Les exemples sont nombreux ; dans le cadre limité de cette étude, nous n’en prendrons que deux. Le premier souvenir de Goodman, qui est suscité par l’évocation imprévue du peintre Constable dans la conversation, se donne comme une citation, autrement dit un souvenir textuel, de Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, dont le personnage principal est aussi Goodman (une variation du même). Les deux Goodman se superposent alors textuellement dans l’évocation de ce souvenir : l’image d’un tableau au centre duquel se trouve un bassin où se reflète un ciel de nuages, l’effet de parasitage textuel est rendu sensible, dans le texte, par des italiques. Le second exemple concerne également une image-souvenir, où se rejoue, par reprise et variation, le contenu et l’enjeu de la précédente. Son émergence est liée cette fois non à un tableau mais à une photographie, celle de la maison où Goodman, enfant, a vécu caché avec sa mère pendant la guerre en attendant de passer en Espagne. Le souvenir déclenché par la photographie, où il est également question de nuages chassés par le vent se reflétant dans l’eau, surgit là encore sur le modèle du palimpseste littéral, mais d’un palimpseste lui-même démultiplié, le texte d’Éros mélancolique laissant ici affleurer, en même temps que celui de Ciel et terre, le texte du ‘grand incendie de londres’ (ou cette image se diffracte immédiatement en une autre, mais aussi en un poème composé par Roubaud enfant), et enfin, bien que plus allusivement, celui de Parc Sauvage33. Certes, la pratique du feuilleté textuel (qu’il soit constitué de ses propres œuvres ou de celles des autres) n’est pas, chez Roubaud, propre à Éros mélancolique. Elle y prend cependant une profondeur inédite, non seulement parce qu’elle s’y trouve réfléchie à tous les niveaux de la composition du livre, mais aussi parce qu’elle y est étroitement associée à une autre caractéristique des « manuscrits trouvés » médiévaux, où se joue autrement la présence fantomatique du passé dans la mémoire : la lacune.  

LA LACUNE ET LA PERTE MÉLANCOLIQUE

15Le texte d’Éros mélancolique est en effet troué par des blancs, où le texte qui nous est donné à lire, et à voir, se dérobe. Ces lacunes sont le plus souvent partielles (une marge étroite du texte reste visible), et, dans un cas, totale, le texte s’interrompant alors complètement pour reprendre plus loin. Attribuées aux multiples opérations de copies et de transferts qu’a subies le texte signé par Clifford, ces lacunes n’interviennent en réalité nullement au hasard : comme les insertions palimpsestiques, elles concernent toutes le passé de Goodman, plus particulièrement des souvenirs liés à sa famille maternelle et, plus précisément encore, la disparition de sa mère.

16Comme la pratique du palimpseste, la mise en œuvre de la lacune réaffirme l’équivalence langue, texte mémoire. C’est en effet une mémoire à la fois littéraire et biographique – en fait, essentiellement celle de Roubaud, telle en tous cas qu’elle se donne à lire dans ses textes – qui se trouve ici fragmentée par les blancs, un lecteur familier du ‘grand incendie’ et de La Dernière Balle perdue pouvant assez facilement identifier les morceaux de texte manquants (qui appartiennent au récit du séjour du jeune Roubaud en Ecosse, ou à l’apprentissage des règles du golf par Laurent Akapo, un autre de ses avatars fictionnels34). Mais la lacune est plus radicale que le palimpseste dans la démonstration de cette équivalence, d’une part parce qu’elle établit que sans mémoire – la mémoire d’une existence – il n’y a tout simplement pas de texte, et d’autre part parce qu’elle montre, à la fois littéralement et visuellement, le traumatisme qui est à l’origine de cette double défaite, à savoir, précisément, une disparition – celle de la mère de Goodman, déportée et assassinée pendant la Seconde Guerre mondiale. La seule lacune totale d’Éros mélancolique correspond au récit de cette disparition, tout se passant comme si la clarté faite sur cet événement traumatique (« Is that clear ? » demande l’oncle de Goodman après lui avoir parlé de ce qui est arrivé) le rendait immédiatement inaccessible, tel le sujet d’une photographie surexposée – et dès lors intransmissible.

17Dans ‘le grand incendie de londres’, c’est par les « creux d’un mutisme » et les « places absentes » des albums photographiques que les morts familiaux marquent les discours et les images de leur présence fantomatique, « trous noirs contournés par les paroles », « images perpétuellement comme en train de brûler35 ». Le Projet photographique auquel Goodman se livre dans Éros mélancolique marque aussi la mort de sa mère par une lacune dans la série des photographies qu’il juxtapose : l’heure de sa disparition, vingt-trois heures, est signalée par une « image mélancolique » représentée tantôt par un carré blanc tantôt par une prise de vue fragmentaire d’un micocoulier, arbre associé par Goodman à la maison languedocienne où il a attendu en vain son retour36. Mais il s’agit comme on le voit d’une lacune particulière, d’abord parce qu’elle est marquée par une photographie et non par un vide ou un saut temporel (option première de Goodman, qu’il écarte), ensuite parce qu’elle est dédoublée (elle est marquée soit par un arbre, soit par un blanc), et enfin parce qu’elle est soumise à la scansion complexe d’un processus axé sur la répétition et le déplacement (la 23e heure revient 24 fois dans le tableau photographique projeté par Goodman, à chaque fois à une place différente), mais aussi la variation : si le carré blanc, qui offre à voir la récurrence lancinante du sentiment de privation37, est toujours le même, les images du micocoulier sont quant à elles toujours différentes : elles montrent chaque fois différentes parties de l’arbre, prises à un moment différent de la journée, lors de journées différentes. Le Projet de Goodman, qui consiste, comme il est dit, à « saisir le temps par la photographie » – comme Constable l’a tenté par la peinture – a ainsi pour « Objet Secret » non de perpétuer le souvenir figé et paralysant de la disparition de sa mère, mais de l’inscrire dans la coulée « fluviale » du temps38, de le « dépictionnaliser », pour reprendre la terminologie d’Alix Cléo et Jacques Roubaud39, ou pour le dire encore autrement, en l’occurrence comme le Goodman de Ciel et terre étudiant les tableaux de Constable, de rendre « la fracture de la guerre, […] l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère » au présent toujours changeant de la mémoire, à son travail de réinvention, de réappropriation et de transmission, ouvrant ainsi la possibilité d’« un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli40 ». La double image mélancolique du Projet photographique de Goodman renverse dès lors terme à terme la seule photographie de sa mère qu’il possède, où on la voit sur l’île de Sark, jeune fille (la légende porte, dans la langue première de la famille de Goodman, langue qu’il s’est efforcé d’oublier, « Sark oder Snark ? ») :

Toute photographie, il est vrai, commente le texte d’Éros mélancolique, est le témoin d’une chasse au snark ; et tout ce qu’elle attrape, êtres et choses et le photographe avec, est boojum. La photographie, écriture de la lumière, semblable en cela à tout écrit, arrêté sur la page, est en arrêt sur le cliché. […] On ne peut interroger la photo qu’en mémoire, qu’en imagination. Mais la parole qui fut vivante ainsi que le moment du temps que la lumière révéla se sont évanouis. Il en est ainsi, toujours, de toute photographie, sans doute. Il reste que pour Goodman, chaque fois que son regard atteignait cette image-là, l’effroi d’une disparition annoncée, immotivée, incongrue, imméritée et violente le saisissait à nouveau41.

18Alors que le cliché figé porte témoignage d’un instant et d’une vie promis à la disparition – disparition en l’occurrence tragiquement avérée – l’image lacunaire et fragmentaire du Projet épouse / saisit / rythme le passage du temps.

19Contrairement à son double de Ciel et terre, le Goodman d’Éros mélancolique ne parviendra pas à réaliser cette réconciliation fragile entre son passé et son présent : son Projet photographique, qui exige que des images d’un même lieu soient prises à des heures et à des jours différents pendant vingt-quatre semaines, échoue en effet, comme on l’a dit, ce qui signe aussi l’inachèvement de son histoire. Cet échec est dû pour une part à une erreur inconsciente dans le respect du programme des prises de vue. Dans ce programme, Goodman saute sans le vouloir la cinquième semaine ; tout est décalé, et le tableau photographique s’arrête sur la vingt-troisième semaine alors qu’il aurait dû se poursuivre sur la vingt-quatrième : l’heure mélancolique de la perte de la mère et son chiffre – 23 – auront finalement eu raison du projet de mise en mesure du temps tenté par Goodman42. Mais cet échec a également une autre cause (à moins que ce ne soit la même, dédoublée) : le mécanisme à contraintes du Projet a en effet été perturbé par un deuxième fantôme, celui de la femme aimée qui est au centre de l’éros mélancolique du récit, dont les contours se confondent avec ceux d’autres femmes victimes de la Seconde Guerre mondiale43. Non seulement ce fantôme fait entrave au protocole prévu par le projet, mais il surgit, au développement, sur les photographies prises par le personnage, qui découvre, sidéré, des « bandes parasite(s) de blanc44 », donnant progressivement forme à un corps spectral, « image latente » d’une « femme jeune et grande, vêtue d’une sorte de chemise de nuit transparente sans doute mais qui ne laissait pas apparaître son corps. Son visage restait indistinct, enfoui dans une ombre.45 ».

20 Bien sûr, le projet photographique de James Goodman, traversé, à son corps défendant, par le corps spectral d’une femme, en rappelle un autre, celui d’Alix Cléo Roubaud, qui n’a cessé, dans son œuvre, d’apprivoiser sa propre mort en l’anticipant par les images. Éros mélancolique met aussi en roman, à deux voix, la chute d’un projet double, de poésie et de photographie, projet autrefois construit en couple et mis en échec par la mort. On sait combien le 9, dans l’œuvre de Roubaud posthume (après la mort d’Alix), chiffre la mort : contrainte rythmique qui tient les poèmes du deuil dans Quelque chose noir, le 9 renvoie à la fois à la Divine Comédie de Dante et au deuil amoureux d’un autre poète médiéval, Pétrarque, le poète aux neuf sextines, auxquelles Roubaud rend hommage dans son Tombeau de Pétrarque. Dans Éros mélancolique, le deuil est démultiplié : les 9 fois 9 sections du roman le dédoublent et le montrent, le carré de neuf venant mettre à plat, dans l’imaginaire mathématique de Roubaud, comme l’a montré J.-Fr. Puff, le cube de la chambre/strophe amoureuse46. Le carré redoublé dit encore, simultanément, la force vitale de l’Amors, à l’origine de l’expérience roubaldienne de « biipsisme », et sa chute, sur la feuille de papier, dans la prose. Devenu spectral, le deux du biipsime amoureux et créatif se survit pourtant : il emprunte, dans l’œuvre de Roubaud, la voie de la pluralité des mondes – ceux de la logique, de la physique, de la fiction –, radicalement dessaisie de toute métaphysique et nécessairement entrelacée à l’épreuve de la mélancolie, au travail de l’oubli. Ce nouveau monde possible, dédoublé, s’efforce de dompter la mort de façon plus modeste que le Paradis de Dante ; mais dans Éros mélancolique comme ailleurs, il a aussi ses ciels et ses objets de rêve, à l’exemple même de John Herschel, pionnier de la photographie sur lequel Goodman mène l’enquête, un astronome qui fut aussi l’auteur d’un traité sur les étoiles doubles.

Notes

1  Les ouvrages et études critiques que Jacques Roubaud a consacrés à des corpus médiévaux sont multiples. Nous nous permettons de renvoyer, pour compléter la bibliographie mise en ligne par D. Moncond’huy, « Un état de la bibliographie des œuvres (1944-1997) de Jacques Roubaud » (La Licorne, 40, 1997, publiée en ligne le 27 mars 2006), à un ouvrage collectif récent, Jacques Roubaud médiéviste, N. Koble et M. Séguy (dir.), Champion, 2017, ainsi qu’à la thèse de Baptiste Francheschini, L’Oulipien translateur. La bibliothèque médiévale de Jacques Roubaud (consultable en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00866046/document « Baptiste Franceschini. L’oulipien translateur : la bibliothèque médiévale de Jacques Roubaud. Litérature. Université Michel de Montaigne - Bordeaux III ; Université de Montréal (Canada), 2013. French. <NNT : 2013BOR30002>. <tel-00866046>), qui complète pour la prose les travaux de Florence Marsal, Jacques Roubaud : prose de la mémoire et errance chevaleresque, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, et de Jean-François Puff (Mémoire de la mémoire. Jacques Roubaud et la lyrique médiévale, Classiques Garnier, 2009), pour la poésie.

2  Cette notion désigne, chez P. Zumthor, l’instabilité dont l’« œuvre » médiévale est investie, dans ses réalisations textuelles comme dans ses actualisations vocales : « Mouvance : ‘le caractère de l’œuvre qui, comme telle, avant l’âge du livre, ressort d’une quasi-abstraction, les textes concrets qui la réalisent présentant, par le jeu des variantes et remaniements, comme une incessante vibration et une instabilité fondamentale », Essai de poétique médiévale, Seuil, 1979, « Poétique », Index, p. 507. Voir aussi « Intertextualité et mouvance », Littérature, 99, 1995, p. 8-16. Sur la mobilité du texte médiéval, on se reportera également à B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Seuil, 1989, ainsi qu’à l’ouvrage collectif Le Texte médiéval. De la variante à la recréation, dir. C. Le Cornec-Rochelois, A. Salamon, A. Rochebouet, PUPS, 2012.

3  Éros mélancolique. Roman, Grasset, 2009 (désormais abrégé en ÉM).

4  Sur les contraintes mises en œuvre par les deux auteurs du roman, voir C. Lebrec, « Quand la colle se fait pagure : une poétique algorithmique du partage dans Éros mélancolique de Jacques Roubaud et Anne Garréta », Mélusine, 32, 2012, p. 177-187. La présente étude, qui n’ignore pas l’importance de la collaboration, sera plus centrée sur les croisements que le roman entretient avec les travaux, critiques et fictionnels, de Roubaud.

5  La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Ramsay, 1986, p. 82-98 (désormais abrégé en Fleur inverse).

6  J. Roubaud, ‘Le grand incendie de londres’, Branche I, Seuil, 2000, p. 192-198 (désormais abrégé en Gril).

7  Fleur inverse, p. 92-94.

8  ÉM, p. 13.

9  Fleur inverse, p. 35.

10  ÉM, p. 246.

11  Ibidem, p. 20 et 27.

12  Ibidem, p. 27.

13  Fleur inverse, p. 345.

14  Voir en particulier le corpus des lais de Marie de France, notamment le « Laüstic », qui propose une mise en récit de la mort du rossignol, oiseau symbolique de la « fine amour », dont le lai célèbre, en absence, le chant (Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles). Marie de France et ses contemporains, édition, traduction et introduction de N. Koble et M. Séguy, Champion, 2011, p. 456-470).

15  Fleur inverse, chapitre 2.

16  Sur la mesure courtoise, voir en particulier la récente mise au point d’A. Corbellari, « Retour sur l’amour courtois », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 17, 2009, p. 375-385.

17  Voir R. Klibansky, E. Panofsky et Fr. Saxl, Saturne et la mélancolie, Gallimard, 1989 pour la traduction française, S. Freud, Deuil et mélancolie, Payot, 2011 pour la traduction française, et Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Bourgois, 1981 pour la traduction française. Voir également, sur la mélancolie dans l’œuvre de Roubaud, l’étude d’Elisabeth Cardonne-Arlyck, « Roubaud mélancolique », dans Jacques Roubaud, compositeur de mathématique et de poésie, dir. A. Disson et V. Montémont, Charenton-le-Pont, Absalon, 2011, p. 307-318.

18  J. L. Lowes, « The Loveres Maladyes of Heroes », Modern Philology, 11, 1914, p. 491-546.

19  Fleur inverse, p. 152.

20  J. Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel. John Constable, Argol, 1997 (désormais abrégé en Ciel et terre).

21  ÉM, p. 294.

22  Sur ce sujet, et les apparitions de Goodman et de ses avatars dans l’œuvre en prose, voir M. Sherringham, « Les vies anglaises de Jacques Roubaud », dans Jacques Roubaud, compositeur de mathématiques et de poésie, op. cit., p. 235-248.

23  Ch. Pradeau, « Mr Goodman, personnage reparaissant », Conflits de mémoire, dir. V. Bonnet, avec la collaboration de Ch. Pradeau et de Fr. Simonet, Éditions Karthala, 2004, p. 59-73.

24  Comme souvent, ce nom fictif dont le prénom est réduit à deux initiales invite à un jeu de piste qui se ramifie. Il nous conduit d’abord à deux auteurs (eux-mêmes fictifs, bien entendu) auxquels Roubaud attribue un essai sur « ‘l’autobiographie’ (L.N.I.T. Press, 1976) » dans Autobiographie, chapitre dix (Gallimard, 1977, p. 190) : « Algernon D. Clifford » et « Octave de Cayley », dont les patronymes jouent sur le nom de deux célèbres mathématiciens que le Roubaud d’Éros mélancolique cherche sur la toile (William Kingdon Clifford, fondateur de l’algèbre géométrique, et Arthur Cayley, inventeur de ce qu’on appelle les « octaves de Cayley »). Mais « Algernon Clifford » fait également signe vers « Algernon Blackwood », auteur anglais connu pour ses « ghost stories ». L’histoire de Goodman (outre son évident caractère anglophile) porte donc le triple chiffre de l’autobiographie, des mathématiques et des fantômes. 

25  ÉM, p. 12.

26  « Je n’ai pas de nom. Je ne suis pas l’auteur de ce que je veux transmettre. […] Je m’en remets à qui passera ici en quête d’un nom. », ÉM, p. 9, non numérotée.

27  Voir en particulier Spectres de Marx, Galilée, « La philosophie en effet », 1993.

28  Le dialogue entre J. Roubaud et A. F. Garréta qui expose les circonstances de la « trouvaille » du fichier insiste sur cette double inconnue – l’interrogation finale prenant évidemment tout son sens lorsque l’on sait que Goodman est un « personnage de prose, un personnage temporel » que Roubaud désigne, ailleurs, comme sa « doublure » (« Et cette histoire des années soixante, de qui est-ce ? Vous voulez dire, c’est l’histoire de qui ? Ou bien, de qui est l’histoire ? Parce que ce sont deux personnes différentes ? Je ne sais pas. », ÉM, p. 13, non numérotée).

29  « […] un examen des ressorts sur lesquels la littérature médiévale fonde ses effets ferait sans doute apparaître que la préhistoire de la littérature est avant tout une création en trompe-l’œil de la littérature elle-même. Ce sont les textes eux-mêmes qui mettent leur lecteur sur la fausse piste de leurs antécédents. » Et, plus loin, commentant le Prologue des Lais de Marie de France : « […] l’œuvre littéraire tire ostensiblement sa justification d’un passé dont les contours ne se dessinent que dans sa propre écriture et dont cette écriture brouille en même temps les contours. […] Le texte se constitue en posant à la fois l’existence d’un modèle tiré du passé et ses lacunes, de sorte que ni l’une ni les autres ne peuvent être séparées de ce qu’il est lui-même. Il serait vain de partir sans lui à leur recherche. » (Leçon inaugurale au Collège de France, p. 5-36 (cit. p. 17, p. 25 et p. 26)).

30  Sur l’importance de la memoria dans la pensée médiévale, on se reportera aux ouvrages de Fr. Yates, L’Art de la Mémoire, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975 [1966] et M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Macula, « Argô », 2002 [1990]. Sur l’articulation entre langue, texte et valeur mémorielle de la lettre, voir P. Zumthor, Langue, texte, énigme, Seuil, 1975, « Poétique ».

31  Cette expression est employée par Roubaud dans ‘le grand incendie de londres’ pour expliciter le lien qui s’y joue entre les images-souvenirs et leur déchiffrement allégorique. On notera avec intérêt que le pivot de l’analogie entre les deux proses – la prose roubaldienne et la prose médiévale – y est Galehaut, en tant précisément qu’il est atteint de la « maladie des héros » : « […] mon écriture de prose est essentiellement médiévale d’esprit : le modèle qui la guide est celui des enfances de la prose, c’est-à-dire avant tout, pour moi qui compose en français, celle des romans en prose du Graal. Dans le Lancelot en prose un rêve figure, celui de Galehaut, le “fils de la belle géante”, qui est un rêve déchiffré comme allégorie du destin d’un héros, héros atteint, mortellement, de la “maladie des héros”, l’amor (h)ero(t)icus, l’éros mélancolique. Or, le rêve du ‘grand incendie de londres’ (et tout ‘le grand incendie de londres’ lui-même peut-être) s’inscrit dans cette même tradition rhétorique, dans la même ligne d’une fiction rhétorique. » (Gril, p. 626).

32  Si l’identification de ce modèle a bien été faite par la critique, son soubassement médiéval n’est généralement pas identifié : voir par exemple C. Lebrec, « Une poétique algorithmique du partage dans Éros mélancolique de Jacques Roubaud et Anne F. Garréta »,art. cit.. L’article analyse d’autres éléments essentiels de la composition du livre (dont l’écriture collaborative et surtout la récurrence du chiffre 9) sans en interroger la présence et les enjeux dans la culture médiévale. Sur ce dernier point, voir infra.

33  Dans Parc Sauvage, les images-souvenirs de La Boucle (dont l’avant-dernier chapitre s’intitule « Parc Sauvage ») sont réattribués à deux personnages, Jacques Bonhomme – qui prendra plus tard le nom de James Goodman – et Dora K., qui attendent tous deux de passer en Espagne pour échapper aux nazis (Jacques Roubaud y figure aussi comme personnage secondaire, sous le nom facilement déchiffrable de « Denis M. » : association de la version masculine de sa sœur Denise – qui, elle, prend logiquement le nom de « Jacqueline » – et du nom de jeune fille de sa mère, « Molino »). Comme James Goodman, Dora séjourne un temps dans la maison de l’« Enclos du Luxembourg » (i.e. la maison d’enfance de Roubaud, à Carcassonne), où prend place l’image des nuages reflétés dans l’eau présente dans le ‘grand incendie’ et dans Ciel et terre (image où se réfléchit, aux deux sens du terme, le Projet photographique du Goodman d’Éros mélancolique).

34  Laurent Akapo, le héros de La Dernière Balle perdue, dont le nom anagrammatise celui de Roman Okalpa, dont on connaît le travail sur l’écoulement du temps, entretient en outre un lien majeur avec le Goodman d’Éros mélancolique, lui aussi attaché, par la photographie, à saisir le mouvement du temps. Sur ce sujet, voir la contribution de Chris Andrews dans le présent volume.

35  Gril, p. 99. On pourrait montrer combien la référence médiévale (et plus précisément l’image médiévale) est également travaillée dans ‘le grand incendie de londres’ pour signifier l’impossibilité à dire et à montrer. C’est en l’occurrence Perceval – le héros de la quête inaccomplie et de la parole retenue – qui constitue le support de cette double lacune, laquelle concerne aussi, comme nous avons tenté de le montrer, l’assassinat des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Voir N. Koble et M. Séguy, « Généalogies de la lettre. Les fictions érudites de Jacques Roubaud », Érudition et fiction, dir. É. Méchoulan, Classiques Garnier, 2014, p. 151-200.

36  On retrouve le micocoulier, arbre nourricier, dans la première Vie de Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne, celle de « Jacques le Stylite ». Le personnage principal – avatar transparent de Roubaud, que ‘le grand incendie’ montre, enfant, jouant au stylite au bord du bassin du jardin familial – s’y réfugie, partageant son temps entre les nombres et les rêves (Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne, multiroman, Fayard, 2006, p. 19-20).

37  Plus que le noir, c’est le blanc, son envers photographique, qui incarne, pour Goodman, « la mélancolie la plus insupportable » : celle d’un astre qui ne cache pas la lumière, mais qui est sans lumière : « Le blanc de sa mélancolie à lui recevait ses propriétés d’une disparition, pas de la perte d’un objet désiré et perdu avant d’avoir été atteint. Il était la couleur et la forme d’une privation : un soleil neige sans cesse venant s’offrir à son regard dans les nuits, à la même heure de toutes nuits. » (ÉM, p. 137). Le carré blanc, prise de vue surexposée à la lumière, correspond bien sûr à la lacune totale du récit de la disparition de la mère, dont la clarté, à la lettre, aveugle le texte et la mémoire.

38  L’expression est reprise de L’Hexameron, où elle rend compte du temps de la lecture des romans que lit Goodman : « Le temps de la lecture romanesque est un temps fluvial : lent ou rapide, il va de sa source (le commencement, l’ouverture du livre) à sa mer de silence (le silence qui suit le geste de le refermer) ; ce n’est pas un temps réversible […] mais un temps qui se dissipe à mesure […]. C’est, en somme, un temps “à la saint Augustin” (“il n’y a pas trois états du temps : passé, présent, futur ; il y a un présent du passé, un présent du présent, un présent du futur”). » (L’Hexaméron. Il y a prose et prose, Michel Chaillou et al., Seuil, 1990, p. 109). La « rivière du temps » est également la métaphore centrale qui organise la description du passage des nuages, observés par Goodman ou par Roubaud enfants dans La Boucle et Ciel et terre). Sur ce sujet, on se reportera au bel article de S. Baquey, « John Constable, Goodman et Jacques Roubaud : l’apprentissage d’un usage des signes », Jacques Roubaud, compositeur de mathématique et de poésie, op. cit., p. 359-368.

39  Sur la notion de « dépiction », voir notamment ‘le grand incendie de londres’, p. 367 (où elle intervient au sujet de la série de photographies réalisée par Alix Cléo Roubaud ‘Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration’) et p. 604 sq. J.-Fr. Puff propose une analyse lumineuse des notions de (dé)piction et d’image en relation avec le travail d’Alix Cléo et la poésie de Jacques Roubaud dans « L’écriture photographique de Quelque chose noir », Formes poétiques contemporaines, Les Impresssions nouvelles, Paris-Bruxelles, 2004/2, p. 313-324.

40  Ciel et terre, p. 83.

41  Éros mélancolique, p. 105. Ces observations rejoignent bien sûr le travail d’Alix Cléo Roubaud sur la photographie, et plus particulièrement son effort pour défaire, dans la photographie, ce qu’elle appelle la « piction » (c’est-à-dire l’image figée, reproductible, déconnectée du présent) afin de rendre sensible, en elle, le travail du temps. Cette question, centrale dans tout son œuvre, traverse son Journal et ses carnets de recherche, comme elle informe les réflexions de Roubaud sur l’art et l’écriture, notamment dans la mise en œuvre de la « prose de mémoire » du ‘grand incendie de londres’.

42  Ce décalage fait bien entendu écho à celui qui affecte les séquences 5 et 7 du livre. L’échec de Goodman, comme celui de Roubaud dans ‘le grand incendie de londres’, exemplifie ainsi l’échec du dispositif de la contrainte (qu’elle soit de nature littéraire ou photographique) à « dompter les fantômes » – qui, littéralement, ici, envahissent l’espace et enrayent le temps.

43  La jeune femme poursuivie par Goodman, qui se dérobe constamment à lui, à sa vue, à ses étreintes comme à ses tentatives pour la photographier, habite un cimetière, ne laisse aucun reflet dans les miroirs et porte un prénom d’un autre temps – Raymonde – qui se trouve être celui de la mère de Dora K., assassinée avec sa fille dans les camps nazis dans Parc Sauvage. Dans Éros mélancolique, sa présence fantomatique se superpose également avec celle d’une ancienne résidente de l’appartement voisin de celui qu’occupe Goodman, une vieille dame qui s’y est pendue après avoir perdu toute sa famille, raflée dans les derniers jours de la guerre.

44 ÉM, p. 242.

45  Ibidem, p. 224.

46  Le retour de la mort fait aussi revenir un chiffre, le 9 (le 24e semestre s’achève le neuf décembre).

Pour citer ce document

Par Mireille SÉGUY et Nathalie KOBLE, «« L’ARCHIVE FANTÔME LA MÉMOIRE ».
JACQUES ROUBAUD MULTI-MÉDIÉVISTE», Les Cahiers Roubaud [En ligne], Cahier n°2 : Roubaud multiple (Oxford, MFO), Cahiers, mis à jour le : 28/08/2018, URL : https://roubaud.edel.univ-poitiers.fr:443/roubaud/index.php?id=330.