Ombres
Par Jacques Roubaud
Publication en ligne le 05 septembre 2018
Texte intégral
Ce texte, publié à l’occasion du Festival de la Nouvelle à Saint-Quentin en 1997, a constitué le supplément au n° 105 (21-27 mai 1997) des Inrockuptibles ; il est illustré par Benoît Jacques.
On trouvera ici le texte de la nouvelle dans son intégralité (la page 2 de cette publication étant vierge).
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1Ludwig H. marchait sur la route. La route montait en lacets entre les sapins. Une pente raide, dans la chaleur du solstice de juin. Le soleil était haut, entre les cimes des arbres. Sous les arbres il restait quelque fraîcheur en l’air encore, malgré l’absence de vent. Le col n’était pas loin. Arrivé au sommet du col, il regarderait le gros bourg en bas, comme tous les jours depuis une semaine. Mais ce serait la dernière fois. Il redescendrait dans la vallée, et il ne remonterait plus dans la montagne. Il n’y reviendrait vraisemblablement jamais.
2C’était juin. Juin de mil neuf cent quarante six. Il avait pris une chambre à l’hôtel, le seul hôtel du village, dans la grand’rue. De la fenêtre de sa chambre, au premier étage, il pouvait voir la boulangerie, un peu plus haut. La rue était en pente, tout était en pente. C’était un bourg de montagne, non loin de la frontière suisse. Au-dessus de la boulangerie, les volets du premier étage étaient fermés. Il avait dormi là, deux ans avant, arrivé dans la nuit, reparti avant le jour. Un jour de juin.
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3Il était né à Hambourg, l’été 14. Cet été-là il y eut la guerre, la Première Guerre Mondiale, la "Grande Guerre". Son père partit au front comme soldat. Il passa quatre ans dans les tranchées, dans la boue des Flandres, dans la boue de Champagne. Il échappa aux balles des anglais et des français, aux gaz de combat. En quatre ans il ne versa pas même une goutte de sang. Mais en octobre de 1918, un obus tomba sur la plaine de la retraite. Une énorme masse de terre se souleva, retomba, l’ensevelit, debout, toujoursintact. Ses camarades le sortirent de cette grosse motte, de cette espèce de volcan de grosse taupe dans un grand champ. Il était debout, sous son casque ; et mort.
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4La mère de Ludwig était "en service" chez les Schur. Les Schur étaient de grands armateurs hambourgeois. Avant la guerre, leurs paquebots sillonnaient les mers du globe. Pendant la guerre ils avaient patriotiquement vendu au Kaiser des navires de guerre : des sous-marins. Et ils avaient placé leur argent : aux USA jusqu’en 17, ensuite en Suisse. Ils étaient riches en 1914, encore plus riches en 1919.
5La mort de son mari produisit sur la mère de Ludwig un effet considérable, et pas entièrement prévisible. Elle n’accusa ni les traîtres (des fantômes), ni les socialistes, ni les communistes (qui n’existaient pas encore en 14), ni les juifs. Elle se mit à haïr la guerre et tous ceux qui l’avaient voulue, aidée et prolongée assez longtemps pour qu’elle parvienne à tuer le père de son enfant. Les Schur, par exemple. Et plus généralement les riches, les bourgeois. C’était une grande et forte femme blonde et lente et son fils lui ressembla : il fut grand, blond et fort ; plutôt lent.
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6À quinze ans il devint apprenti chez un électricien. À seize, en 1930, il adhéra au KPD, le parti communiste allemand. Deux mois avant la venue d’Hitler au pouvoir, en décembre 1932, à la fin d’une manifestation, il y eut une bagarre particulièrement violente à l’issue de laquelle un militant nazi fut laissé pour mort. Le soir même Ludwig s’enfuit en France. Il ne revit jamais sa mère, ne sut jamais si ni quand ni comment elle était morte.
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7À Paris, il trouva du travail chez un électricien du faubourg Saint-Antoine, se lia avec quelques camarades exilés, apprit la langue française qu’il parla avec un lourd et lent accent, fut amoureux de Gerda, une camarade, allemande comme lui, une intellectuelle, qui lui fit lire Marx, Heine, Goethe. Ils se mirent ensemble au début de 1936. Peu après ce fut la guerre d’Espagne. Ludwig s’engagea dans les Brigades Internationales, avec d’autres allemands. Il ne revit jamais Gerda, partie en 39 pour les USA.
8Interné dans le sud de la France avec les survivants de la Brigade Thaëlman, il s’engagea dans la Légion Étrangère, combattit un instant en 40 dans les Ardennes, déserta deux jours avant la chute de Paris avec les papiers de son sergent, un sympathique fils de famille assassin strasbourgeois, tué à Rethel, et vint se cacher à Lyon, dans le quartier de la Croix-Rousse. Il trouva du travail dans sa partie, chez une dame dont le mari était prisonnier et qui ne connaissait rien aux volts ni aux ampères. Il sortait peu, parlait peu ; par prudence, par habitude, par nature. En 1943, il rencontra par hasard dans la Grand Rue de la Croix-Rousse un ancien des Brigades, clandestin comme lui, qui le mit en contact avec la Résistance communiste dans la région.
9Et c’est ainsi qu’au début du mois de juin 1944, ayant échappé de justesse à une rafle, il lui arriva de dormir une nuit dans une chambre de cette toute petite ville des Alpes, au-dessus d’une boulangerie.
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10Le maquis dans lequel Ludwig H. passa le mois qui suivit le débarquement des Alliés sur la côte normande fut attaqué par la Milice de Pétain dans les premiers jours de juillet. Tous les résistants qui n’avaient pas été tués pendant les combats (quelques-uns s’enfuirent) furent interrogés un à un par le chef de la Milice, puis fusillés. Mais les trois étrangers du maquis furent remis aux mains de la Gestapo.
11Quelques jours plus tard à Paris, Ludwig fut présenté à un haut gradé, qui lui montra, avec une fierté évidente, un épais dossier noir établi à son nom. Il contenait un résumé très complet et très exact de son existence. On savait presque tout de lui jusqu’à son départ pour l’Espagne. On savait où il avait habité à Paris, où il avait travaillé. Il y avait même des photos de lui prises dans la rue, au bord de la Seine, devant NotreDame.
12Condamné à mort pour trahison Ludwig H., bénéficiant d’une exceptionnelle indulgence du Führer, fut gracié et expédié se réhabiliter à Buchenwald. Dans le camp il retrouva quelques-uns de ses anciens camarades, de Hambourg, de Paris, ou d’Espagne.
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13Il travailla à l’entretien des barrières électrifiées qui entouraient le camp. Il s’appliqua à survivre. Il survécut à la faim, à la maladie, à la tentation du renoncement.
14Il y avait deux enceintes et un intervalle de quelques mètres entre elles où des déportés avaient au cours des années, fait pousser, disséminés dans l’herbe, des salades, des pissenlits. Quelques jours avant la libération du camp, quand il devint évident que les américains approchaient, la surveillance devenue plus lâche ct plus dangereuse à la fois, il se laissa enfermer entre les deux barrières et survécut en mangeant des salades, avec leurs escargots. Puis il se risqua au dehors.
15Le colonel anglais à qui il raconta son histoire, se montra d’abord méfiant ; plusieurs gardiens du camp avaient essayé de se faire passer pour des détenus, mais ils avaient été aisément démasqués : ils étaient trop bien nourris. Convaincu par son récit, le colonel l’envoya à l’hôpital.
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16En septembre 44, il revint vivre à Lyon, reprit la même chambre chez la même logeuse, mais pas son emploi d’électricien, car la propriétaire du magazin avait de nouveau son mari, libéré du stalag où il avait passé quatre ans. Il trouva du travail comme jardinier. Il y avait encore à cette époque, de grands jardins dans Caluire, commune qui touche à Lyon, sur la colline, entre Rhône et Saône ; des jardins pas encore convertis en HLM où en villas. Dans l’un de ces jardins vivait une famille à quatre enfants dont les parents avaient été des résistants et où Ludwig ne se sentait pas en territoire trop hostile. Il avait repris son identité alsacienne mais, les mois ayant passé et surtout à partir du printemps de 1945 il imaginait que les gens, autour de lui, commençaient à se demander pourquoi il ne rentrait pas dans son pays présumé, à Strasbourg maintenant libre.
17Pendant les pauses, après l’école, les enfants de la famille (qui avaient de cinq à douze ans) se rassemblaient et le pressaient de questions : sur sa vie, sur tous ces événements terribles et héroïques dont il avait été le témoin et l’acteur. Ils aimaient particulièrement se faire raconter à nouveau les derniers jours au camp, les semaines robinsonniennes entre les barrières électriques, les salades, les escargots. "Crus ; tu les mangeais crus ?" disaient les plus jeunes – "Idiots" disait le frère aîné "et où est-ce qu’il les aurait fait cuire ?" – "Avec la bave ?" – "Avec la bave" répondait Ludwig. – "Tu sais, les escargots ont sauvé les hommes, pendant les dernières glaciations, quand il n’y avait presque plus rien d’autre à manger. Alors pourquoi pas un allemand communiste ? Et ils ont plein de vitamines, en plus ?" – "Comment tu le savais ?" – "Je l’avais lu, avant-guerre, dans un livre de science".
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18Souvent, dans le soir de mai aérien, posant sa bêche et s’essuyant le front, il leur chantait des chants révolutionnaires et surtout, de sa voix rauque, lente, sourde, celui des enfermés allemands de Buchenwald : "Wir graben uns’re Graber/ Wir schaufeln selbst uns ein/ Wir müssen Totengraber/ Und Leich in einem sein/" (Nous creusons notre propre tombe. Nous nous enterrons nous-mêmes. Il nous faut être, en même temps, le fossoyeur et le cadavre). Les aînés des enfants ne devaient jamais oublier ces moments, ces paroles, cette voix.
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19Il s’obstina plus d’une année. Ensuite il comprit qu’il ne pouvait plus rester à Lyon, ni ailleurs en France. Mais que faire ? l’Allemagne, comment retrouver l’Allemagne ? L’Allemagne était sa patrie. C’était au nom d’une autre Allemagne que celle des nazis, autant qu’au nom de la Révolution qu’il avait, lui, Ludwig H., combattu toutes ces années. Mais s’il rentrait, que ferait-il ?
20Au mois de mai 1946un de ses camarades d’avant la guerre, de Paris, puis d’Espagne, ayant retrouvé sa trace, lui écrivit. De Berlin. De la zone d’occupation soviétique. La guerre, disait-il, était finie, certes ; mais la lutte, non. La lutte de classes. Il y avait place pour lui là-bas. Il fallait qu’il vienne. C’était son devoir.
21Ludwig hésita un bon mois. Puis il se décida à partir.
22Mais avant de s’en aller il eut brusquement envie de revoir la montagne. D’une manière étrange, il lui sembla que c’était là, dans les quelques semaines de l’été 44. avant l’attaque du maquis par la Milice, l’unique moment de toute son existence où il avait été, sinon heureux, du moins en paix avec le monde ; et les hommes.
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23Avant d’arriver au sommet du col, la route sortait du couvert des sapins et se présentait nue au soleil, qui était maintenant très haut dans le ciel. Le soleil était devant lui, presque en haut de sa course, brillant, allègre, chaud sur son visage, sur ses bras nus.
24Brusquement, comme il tournait la tête en arrière pour tenter d’apercevoir la vallée, il découvrit que son ombre avait disparu.
25Il s’arrêta, ferma les yeux, les rouvrit, les frotta pour dissiper l’éblouissement de la chaleur et du soleil, tourna de nouveau la tête. La route était là, toujours nue ; et vide. Son ombre avait disparu.
26Son cœur battait très fort dans sa poitrine. Il se passait quelque chose d’invraisemblable, d’impossible, de ridicule, d’effrayant. Son ombre l’avait quitté. Il avait perdu son ombre. Il reprit sa marche en avant, fit quelque pas, se retourna brusquement. Rien.
27Le soleil était toujours là, devant lui dans le ciel. Soleil blanc. Ciel limpide. Pas un nuage. Mais son ombre, qui aurait dû le suivre, visible quoique courte, qui aurait dû le suivre comme son ombre, s’était évanouie. Il ferma de nouveau les yeux et resta un long moment immobile.
28Quand il les rouvrit, il avait de nouveau une ombre ; et cette ombre était allongée sur la route, non pas derrière mais devant lui. Cette ombre arbitraire, absurde. Pire, il avait maintenant deux ombres, qui avançaient avec son corps : son ombre familière revenue en arrière, et cette autre, cette intruse, qui allait, elle, en avant de lui, couchée, étalée comme une ombre véritable, mais aussi impossible à comprendre que l’absence de la première l’avait été.
29Après une longue minute, les deux ombres rétrécirent, se fondirent l’une en l’autre, et il resta seul sous le soleil, exactement posé à la verticale de son crâne.