Paul Braffort, un héros intempestif

Par Jacques Roubaud
Publication en ligne le 05 septembre 2018

Texte intégral

Ce texte consacré à Paul Braffort (élu membre de l’Oulipo le 13 mars 1961, fondateur de l’Alamo avec Jacques Roubaud en 1981, excusé pour cause de décès depuis le 4 mai 2018) a été lu par Jacques Roubaud lors d’une soirée d’hommage (intitulée « 34483 jours sur la terre ») à la bibliothèque de l’Arsenal le 18 juin 2018.

1 Au moment de commencer à écrire ces quelques lignes de souvenir et d’hommage, il me vient une image ; une image imaginée d’après un récit. Récit sans doute bien connu de la plupart d’entre vous, mais je le rappelle quand même.

2 1958. Un "Cabaret de la Rive Gauche". Paul inaugure sa carrière de chanteur, auteur-compositeur-interprète. Il est debout devant un piano, tournant le dos au public. Cette année-là est celle du coup d’état gaulliste. Les cabarets, la Rose Rouge, la Fontaine des quatre saisons, etc. fermèrent pendant l’été. Ils n’ont jamais rouvert.

3 Le 11 novembre 1940, des lycéens de classes préparatoires scientifiques du lycée Buffon, à Paris, manifestèrent dans la rue contre l’occupant nazi. Paul Braffort était parmi eux. Paul avait exactement 9 ans de plus que moi. Né un 5 décembre, il était alors à 24 jours de son dix-septième anniversaire. 5 de ces jeunes, très jeunes manifestants ont été tués par l’occupant. On les honore. Un peu. Il doit y avoir aujourd’hui très, très peu de survivants parmi eux. Je constate que le gouvernement actuel de la République Française n’a pas daigné envisager de rendre à Paul Braffort, le savant, l’artiste, le penseur éminent qu’il fut l’hommage public qu’il méritait largement (on a préféré pleurer d’émotion à la mort d’un chanteur fraudeur du fisc. Telles sont les manières de ce temps).

4 L’acte assez inouï de résistance des lycéens de Buffon n’a, en fait, jamais été célébré publiquement comme il aurait dû l’être. Je me suis demandé pourquoi. Et j’ai conclu comme suit : qui pouvait penser, de 1945 jusqu’à aujourd’hui, à rendre un vrai grand hommage à ces premiers lutteurs pacifiques contre l’occupant nazi dans une France en 1940 presque unanimement pétainiste (comme elle l’est aujourd’hui, majoritairement).
– Pas les communistes (pensons au pacte germano-soviétique)
– Ni les gaullistes. Les manifestants, à ma connaissance, ne firent aucune référence à “l’appel du 18 juin”, qu’ils ignoraient probablement.
– Ni les héritiers anciens ou nouveaux du Maréchal.
– Ni les partis politiques et syndicats des quatrième et cinquième république, qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre ou des trois simultanément.
Comme les autres lycéens de Buffon, Paul Braffort fut un héros intempestif.

5 Qu’est-il arrivé ensuite ? Il subit deux grandes et graves déconvenues :
– la ruine de sa carrière de chanteur que j’ai évoquée en commençant
– le fameux canular de Francis Blanche qui le priva 20 ans de visa pour les USA.
Pourtant, je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Il les racontait volontiers en riant.

6 J’ai beaucoup rencontré Paul Braffort. Après mon entrée à l’Oulipo. Nous avons discuté de mathématique, d’informatique, de beaucoup d’autres choses. Agi ensembles aussi : l’Alamo, par exemple. Nous nous sommes disputés souvent, aussi. Ainsi va la vie.
Si l’un quelconque de ses travaux, de physique avec Christophe Tzara, fils de Tristan, de pionnier de l’informatique, ou autre avait obtenu une grosse reconnaissance publique, il aurait été impossible d’ignorer sa disparition. Cela n’a pas été le cas. Pourquoi ? Parce que Paul Braffort, après les orages de la guerre a été saisi par deux démons : le démon de l’inachèvement, et celui de la distraction (proverbiale autrefois pour l’Oulipo, bien des Mouls (Moments Oulipiens) en témoignent). Bien. Les exemples de ces faits sont nombreux. Je n’en citerai qu’un. Un des programmes que nous avions lancé, pour l’Alamo, le programme Raimbaudelaire ne put jamais aboutir. Il y avait un petit défaut, et Paul, malgré mes objurgations ne parvint jamais à se décider à le corriger ce qui me conduisit à renoncer à ma participation à l’Alamo.

7Je dirai qu’il fut, pour le reste de sa vie un savant approximatif. Je sais bien qu’il ne faut pas, comme le font sans cesse et avec succès les gros benêts cognitivistes, confondre corrélation et causalité, mais je ne peux m’empêcher de voir un lien entre l’acte de novembre 1940 et les orages qui ont suivi dans son existence.

8Un jour, conscient de n’avoir pas accompli toutes les tâches qu’il s’était données pour but, il me demanda de s’inscrire pour faire une thèse sous ma direction ! Oui. J’ai eu honte. Il n’insista pas.

9 Je pense aujourd’hui à Paul Braffort comme à un héros tragique, d’une espèce dont je ne trouve pas d’exemple, ni au théâtre, ni en littérature, ni au cinéma. Héros invisible, que j’honore ici ; ironie du sort, un 18 juin !

10(Bibliothèque de l’Arsenal, 18 juin 2018)

Pour citer ce document

Par Jacques Roubaud, «Paul Braffort, un héros intempestif», Les Cahiers Roubaud [En ligne], 2018, Textes de Roubaud, mis à jour le : 05/09/2018, URL : https://roubaud.edel.univ-poitiers.fr:443/roubaud/index.php?id=355.